20.

SUITE DU RÉCIT DE JULIEN

Passons à l’essentiel. Je n’ai pas vu de mes yeux le paysage féerique de Donnelaith avant l’année 1888. Mes « souvenirs » continuaient à refaire surface mais, le temps passant, ils étaient de plus en plus mêlés d’éléments très confus.

Mary Beth était devenue une puissante sorcière, plus vive, plus rusée et plus intéressante, sur le plan intellectuel, que Katherine, Marguerite et même Marie-Claudette, pour autant que je puisse en juger. Mais Mary Beth appartenait à une ère nouvelle, celle de l’après-guerre, l’« après-crinoline », comme on disait.

Elle poursuivait avec moi les trois objectifs que j’avais fixés : s’occuper de la famille, s’adonner à tous les plaisirs et faire de l’argent. Elle devint ma confidente et ma seule amie.

J’eus de nombreuses liaisons pendant ces années, avec des hommes et des femmes. J’étais marié. Ma tendre épouse, Suzette, que j’aimais beaucoup à ma façon égoïste, me donna quatre enfants. J’aurais voulu vous narrer tout cela car, d’une certaine façon, tous les actes d’un homme dépendent de son substrat moral et de ce qu’il est. Et cela était des plus vrais dans mon cas.

Mais le temps nous manque. Tout proche que je fusse de ma femme, de mes amants, maîtresses et enfants, mon amie était Mary Beth. Elle partageait avec moi le secret de Lasher ainsi que le fardeau et le danger qu’il représentait.

À cette époque, La Nouvelle-Orléans était devenue un lieu de stupre et de luxure et offrait un spectacle tout ce qu’il y avait de plus minable et violent. J’adorais cette atmosphère. Je m’en délectais et me sentais très à mon aise dans cet environnement. Je poursuivais mes passions. Habillée en garçon, Mary Beth me suivait partout où j’allais. Pendant que je protégeais mes fils en les envoyant étudier dans l’Est afin qu’ils se préparent à aborder le monde au sens large, je nourrissais Mary Beth d’aliments bien plus corsés.

Mary Beth était l’être humain le plus intelligent que j’aie jamais connu. Rien ne lui échappait, pas plus dans le domaine des affaires que dans celui de la politique. Elle était calme, déterminée, logique mais, par-dessus tout, imaginative et brillante. Elle avait toujours une vue d’ensemble sur tout.

Et elle s’aperçut très rapidement que ce n’était pas le cas du démon.

Laissez-moi vous donner un exemple. Au début des années 1880, un musicien nommé Henry l’Aveugle arriva à La Nouvelle-Orléans. Il était ce qu’on appelait un idiot savant, c’est-à-dire un petit prodige frappé d’idiotie. Il savait tout jouer sur son piano – Mozart, Beethoven, Gottschalk et les autres –, mais n’en était pas moins un arriéré mental.

Pendant l’un de ses concerts, Mary Beth griffonna un petit mot sur son programme et me le passa sous le nez du démon, si l’on peut dire, qui était totalement absorbé par la musique. « Henry l’Aveugle et Lasher : même forme d’intellect. »

Elle avait parfaitement raison. C’était un sujet encore très mystérieux, à l’époque. Aujourd’hui, dans le monde moderne, les connaissances se sont élargies sur les idiots savants, les autistes et les maladies de ce type. En fait, Mary Beth voulait dire que Lasher était incapable d’introduire une information ou une perception dans un contexte réel. Nous, les vivants, avons un contexte pour ce que nous savons et sentons. Lui, cette espèce de mort-vivant, en était dépourvu.

Ayant compris cela très tôt, Mary Beth ne considéra donc jamais l’esprit comme un être mythique. Lorsque je lui suggérai un jour qu’il était un fantôme vindicatif, elle haussa les épaules et envisagea cette éventualité.

Mais, contrairement à moi, et tout tenait à cela, elle ne méprisait pas Lasher.

Bien au contraire, elle éprouvait de l’amour pour lui. Il avait noué avec elle des liens sentimentaux étroits et s’était attiré de sa part une sympathie que je ne partageais en aucun cas.

Ainsi, elle acquiesçait à mes remarques ironiques et mes avertissements soigneusement dissimulés, elle me comprenait parfaitement et, pourtant, elle l’aimait : je compris pourquoi il avait toujours préféré les femmes aux hommes. En fait, il jouait sur un trait de caractère des femmes, simplement latent chez les hommes, qui les disposait davantage à tomber amoureuses de lui, à avoir pitié de lui, à être séduites par lui.

Bien entendu, c’est un préjugé de ma part. Je m’en ouvris un jour à Mary Beth, qui se mit à ricaner.

— Tu me fais penser aux juges de l’Inquisition. Leur théorie était que les femmes sont plus sensibles aux flatteries du diable parce qu’elles sont plus stupides que les hommes. Tu devrais avoir honte, Julien. Ne t’es-tu jamais demandé si je n’étais pas tout simplement plus capable d’aimer que toi ?

Ce fut un sujet de discussion qui dura toute notre vie.

Un jour, je suggérai que les femmes étaient, sur le plan moral, d’une faiblesse coupable et que l’on pouvait leur faire faire ce qu’on voulait. Elle répliqua calmement qu’elle se sentait responsable vis-à-vis de Lasher, que c’était une question d’honneur. Elle n’avait peut-être pas tort.

Quoi qu’il en soit, la créature m’inspirait toujours un sentiment d’aversion que Mary Beth ne partageait pas.

— Quand tu ne seras plus là, me dit-elle, il n’y aura plus que lui et moi. Il sera mon amour, mon refuge, mon témoin. Peu m’importe ce qu’il est et d’où il vient. Peu m’importe ce que je suis et d’où je viens.

Elle avait alors quinze ans. Elle était grande, solidement bâtie, avait des cheveux noirs et possédait une beauté sombre que certains hommes n’auraient pas trouvée séduisante. De nature calme, elle pouvait se montrer extrêmement persuasive. Tout le monde l’admirait et celui qui ne craignait pas son regard impassible et sa mâle assurance ne manquait pas d’être châtié.

J’étais impressionné. Surtout lorsque, après m’avoir assené un argument sans réplique, elle me souriait et faisait un de ses tours habiles qui ne manquait jamais de m’enchanter : elle prenait son épaisse natte de cheveux noirs, la détachait, laissait tomber la masse de ses cheveux sur ses épaules, la secouait et éclatait de rire. Par ce seul geste, ma compagne de discussions intellectuelles se transformait en une jeune fille en fleur.

Mary Beth partageait toutes mes ambitions. Dès sa plus tendre enfance, elle s’intéressa aux affaires de famille et, à l’âge de douze ans, participait déjà aux décisions que je prenais pour diversifier et étendre notre fortune. Le patrimoine des Mayfair était devenu une véritable machine à fabriquer de l’argent que rien ne pouvait arrêter.

Nous réalisions des opérations à Boston, New York, Londres et dans le sud des États-Unis. Nous faisions des placements partout où notre argent pouvait fructifier. Il produisait des bénéfices énormes que nous réinvestissions et cet effet boule de neige se poursuit encore aujourd’hui.

Mary Beth était un génie de la finance. Elle se servait de l’esprit avec une habileté incroyable : il était son espion, son informateur, son observateur, son conseiller. Bref, son idiot savant. Les regarder travailler ensemble avait quelque chose d’ahurissant.

La maison de First Street était devenue notre foyer. Mon frère Rémy était un homme calme et discret. Ses enfants étaient gentils et faciles à vivre. Mes fils poursuivaient leurs études au loin. Ma pauvre fille, Jeannette, était simple d’esprit comme l’avait été Katherine. Elle mourut jeune. Mais c’est une autre histoire. Ma tendre Jeannette… et Suzette, mon épouse bien-aimée. Je préfère ne pas en parler.

Après le décès de ma fille, de ma femme et de ma mère, Mary Beth et moi nous retrouvâmes relativement isolés du monde par nos connaissances et nos passions communes, par notre poursuite du plaisir.

Nous étions fascinés par le monde moderne. Nous nous rendions fréquemment à New York pour le seul plaisir d’être dans cette capitale florissante. Nous adorions le chemin de fer, nous tenions au courant des dernières inventions et investissions dans le progrès. Et, contrairement à bien des membres de notre famille, nous avions la passion des changements. Nos proches s’accrochaient aux fastes passés du Vieux Monde, mais pas nous.

Bref, nous étions avides de tout.

Le moment est venu de préciser que, jusqu’à notre départ pour l’Europe en 1887, Mary Beth était une sorte de vierge farouche et n’avait jamais laissé aucun homme la toucher réellement. Elle prenait du plaisir de bien des façons mais n’avait jamais pris le risque d’enfanter une sorcière sans avoir choisi le père. C’est pourquoi elle préférait se déguiser en garçon quand nous parlions faire bamboche en ville. Elle faisait un superbe garçon aux yeux sombres et ne laissait jamais personne s’approcher trop près.

Arriva le moment où nous pûmes nous échapper pour un grand périple en Europe, où nous comptions nous servir de notre fortune pour rattraper le retard culturel que nous avions pris. Retard, pour moi, en tout cas, mais peut-être pour elle aussi. Si j’ai un seul regret, c’est de ne pas avoir davantage voyagé et de ne pas avoir encouragé mes proches à le faire. Mais cela n’a plus guère d’importance.

L’esprit n’était pas d’accord pour que nous partions. Il n’arrêtait pas de nous prévenir des dangers d’un tel voyage et répétait constamment que nous possédions le paradis chez nous. Mais rien n’aurait pu nous faire renoncer. Mary Beth était impatiente de voir le monde et l’esprit tentait par tous les moyens de l’en dissuader. Une heure avant le départ, il fut évident qu’il partait avec nous.

Pendant toute la durée de notre périple, nous n’eûmes aucun mal pour lui faire faire ce que nous voulions par de simples souhaits muets. Je le voyais souvent auprès de Mary Beth.

À Rome, il posséda mon corps pendant des heures, mais l’effort l’exténuait. De plus, cela le rendait complètement fou. Il nous suppliait de rentrer, de traverser l’océan et de retourner dans la maison qu’il aimait tant. Il disait détester cet endroit. Je lui répondais que ce voyage était indispensable, qu’il avait été stupide de croire que les Mayfair ne voyageraient jamais et je lui ordonnais de se tenir tranquille.

De Rome, nous prîmes la route du nord jusqu’à Florence. Au cours du trajet, il commença à devenir turbulent, se plaignait sans arrêt et finit par nous quitter. Mary Beth avait peur. Elle ne parvenait pas à le faire revenir.

— Nous voilà seuls dans le monde des mortels, dit-elle en haussant les épaules. Que va-t-il nous arriver ?

Désespérément triste, elle errait dans les rues de Sienne et d’Assise et m’adressait à peine la parole. Le démon lui manquait. Elle disait que nous lui avions causé du chagrin.

J’étais indifférent.

Je l’ai bien regretté ! À Venise, nous descendîmes dans un extraordinaire palace sur le Grand Canal. C’est là que le monstre me fit l’un de ses tours les plus atroces.

J’avais laissé à La Nouvelle-Orléans mon cher et tendre secrétaire et amant quarteron, Victor Grégoire, qui, en mon absence, assurait mieux que quiconque mes affaires courantes. En arrivant à Venise, je m’attendais à ce qu’on me remette le courrier qu’il m’avait expédié : lettres, contrats en attente de signature, documents divers. Mais, par-dessus tout, j’étais impatient de lire que tout se passait pour le mieux à La Nouvelle-Orléans.

Voici ce qui m’attendait en réalité : j’étais assis au bureau, près de la fenêtre d’une vaste pièce de style vénitien, tendue de velours, très humide, au sol de marbre froid, avec vue sur le canal. Victor entra. Ou, plutôt, ce qui semblait être Victor. Très vite, je m’aperçus que ce n’était pas lui mais quelqu’un qui lui ressemblait en tout. Debout devant moi, il m’adressa un sourire presque coquin. Sa peau était dorée, ses yeux bleus, ses cheveux noirs et son grand corps puissant était vêtu à la perfection. Il disparut.

Bien évidemment, c’était le monstre qui se faisait passer pour Victor. Mais cette vision me tourmentait. Pourquoi ? Je compris. Je posai ma tête sur le bureau et me mis à pleurer. Une heure plus tard, Mary Beth m’apporta les nouvelles de La Nouvelle-Orléans. Victor avait eu un accident deux semaines plus tôt. Il était descendu du tramway à l’arrêt de Prytania et Philip et s’était fait écraser juste devant la pharmacie. Il était mort deux jours après en me réclamant.

— Nous devrions rentrer, dit-elle.

— Certainement pas ! répondis-je. C’est Lasher qui a fait ça.

— C’est impossible.

— Bien sûr que si.

J’étais hors de moi. Je m’enfermai dans ma chambre et commençai à l’arpenter dans tous les sens.

— Viens un peu ! Viens, je te dis !

Il obtempéra, à nouveau sous l’apparence de Victor.

— Rire, Julien. Je veux rentrer.

Je lui tournai le dos. Il fit remuer les rideaux et craquer le sol.

J’ouvris les yeux.

— Je ne veux pas être ici ! Je veux rentrer à la maison !

— Serais-tu complètement insensible aux charmantes rues de Venise, Lasher ?

— Je déteste cet endroit. Et je te hais, toi. Je hais l’Italie.

— Tu oublies Donnelaith ? Nous avions prévu de monter jusqu’en Ecosse.

En effet, Donnelaith était pour moi l’étape la plus importante de notre voyage. Je tenais à voir de mes propres yeux la ville où Suzanne avait invoqué l’esprit.

Il se mit dans une colère noire, fit voler les papiers, arracha les édredons du lit, les entortilla et me les envoya dans le dos avant que je comprenne ce qui se passait. Je ne l’avais jamais vu aussi fort. Toute ma vie, sa force n’avait cessé de s’accroître mais, pour la première fois, il s’en servait pour me frapper.

Je me mis à hurler :

— Éloigne-toi de moi, être malfaisant ! Ne te délecte plus de mon esprit ! Ma famille va l’anéantir, tu ne perds rien pour attendre !

Alors, je concentrai toute ma volonté pour le voir, tout esprit qu’il fût… et je le vis. C’était une espèce d’énorme force sombre qui se rassemblait dans la pièce.

J’usai davantage de mon pouvoir et de ma puissance et, poussant un long hurlement, le forçai à sortir de la pièce, par la fenêtre, à s’envoler par-dessus la ruelle et les toits où il sembla se dérouler comme une énorme pièce de tissu sans fin.

Mary Beth se précipita sur moi. Il revint par la fenêtre. Une fois encore, je lui lançai les malédictions les plus haineuses.

— Je retournerai dans l’éden, grogna-t-il. Et je tuerai tous ceux qui portent le nom de Mayfair.

— Oh ! dit doucement Mary Beth en ouvrant les bras. Si tu fais cela, tu ne pourras jamais t’incarner et nous ne pourrons jamais revenir. Tous nos rêves s’effondreront et ceux qui t’aiment et te connaissent ne seront plus. Tu te retrouveras à nouveau seul.

Sachant ce qui allait arriver, je m’écartai de leur chemin. Mary Beth s’approcha de lui et prit sa voix la plus douce :

— C’est toi qui as construit cette famille. Tu as créé l’éden dans lequel elle vit. Donne-nous un peu de temps. Ce que nous avons de meilleur nous vient de toi. Accorde-nous encore ce petit voyage, toi qui nous as toujours guidés et montré ce qui nous rendrait heureux.

L’esprit pleurait. J’entendais parfaitement ce son inaudible si particulier. Je me demandai pourquoi il ne disait pas « pleurs », de la même façon qu’il disait « rire » quand il voulait rire.

Mary Beth se tenait près de la fenêtre. À la façon de la plupart des jeunes Italiennes, elle avait cette maturité précoce que donnent les pays chauds. Dans sa robe rouge resserrée à la taille, mettant en valeur ses seins et ses hanches, on aurait dit une magnifique fleur. Elle pencha la tête, déposa un baiser sur sa main et souffla dessus pour l’envoyer à l’esprit.

Alors, il l’enveloppa, la souleva, caressa ses cheveux, les entortilla, puis la reposa à terre. Elle s’abandonna à lui.

Je leur tournai le dos. Ruminant en silence, j’attendis.

Il vint enfin vers moi.

— Je t’aime, Julien.

— Veux-tu toujours devenir un être de chair ? Vas-tu continuer à nous prodiguer tes bienfaits, à nous, tes enfants, tes sorcières ?

— Oui, Julien.

— Allons à Donnelaith, dis-je en choisissant mes mots avec précaution. Je veux voir la vallée, le berceau de notre famille. Je veux déposer une couronne à l’endroit où Suzanne a été brûlée vive. Permets-moi de le faire. J’y tiens plus que tout.

Quel mensonge éhonté ! Je n’en avais pas plus envie que d’enfiler un kilt et jouer de la cornemuse. Mais je tenais à voir Donnelaith et à pénétrer au cœur même du mystère.

— Très bien, dit Lasher, acceptant apparemment mon mensonge car, finalement, qui mieux que moi pouvait lui mentir ?

— Quand nous y serons, prends ma main et dis-moi ce que je dois savoir, ajoutai-je.

— D’accord, dit-il d’un ton résigné. Mais quittons tout de suite ce détestable pays papiste. J’en ai marre de ces Italiens et de leurs églises en ruine. Allez vers le nord et je viendrai avec vous. Je suis votre serviteur, votre amant, votre Lasher.

— Très bien, esprit, dis-je.

Puis, essayant de m’exprimer du fond du cœur, avec toute la ferveur dont j’étais capable, j’ajoutai :

— Je t’aime, esprit. Je t’aime autant que tu m’aimes.

Et les larmes me montèrent aux yeux.

— Un jour ou l’autre, nous nous connaîtrons dans les ténèbres, Julien. Nous nous connaîtrons quand nous serons des fantômes errant dans les couloirs de First Street. Je dois devenir un être de chair et de sang. Les sorcières doivent prospérer.

Cette pensée me parut si terrifiante que je ne dis rien. En tout cas, Michael, rien de tout cela ne s’est produit, croyez-moi. Le monde où je me trouve n’est habité par aucune autre âme.

Je suis incapable de vous fournir des explications. Le peu que je comprends est insuffisant pour être exprimé par des mots. Tout ce que je sais, c’est que vous et moi sommes ici, que je vous vois et que vous me voyez. Peut-être est-ce la limite de ce que toute créature doit savoir, quel que soit le monde dans lequel elle se trouve.

Mais j’ignorais cela à l’époque. Je n’étais pas plus capable que n’importe quel autre être humain de comprendre l’immense solitude des esprits. J’étais vivant comme vous l’êtes. Je n’en savais pas plus. J’ignorais tout du supplice que j’allais vivre par la suite.

J’avais la naïveté des vivants alors que, aujourd’hui, je vis dans la confusion et la nostalgie des morts.

Lorsque j’aurai achevé ce récit, priez pour que je passe à quelque chose de plus grand. Le châtiment lui-même aurait une forme, un objectif, une signification. Je n’arrive pas à concevoir les flammes éternelles de l’enfer, mais la signification éternelle, oui.

 

Nous quittâmes l’Italie sans attendre, comme le démon nous en avait suppliés. Nous fîmes une étape à Paris, où nous restâmes deux jours, puis traversâmes la Manche et primes la route d’Édimbourg.

Le démon semblait rasséréné. Mais lorsque j’essayais d’engager la conversation, il se contentait de répondre : « Je me rappelle Suzanne » et son ton avait quelque chose de désespéré.

A Edimbourg, Mary Beth lui demanda, en ma présence, de l’accompagner pour la protéger. Elle s’habilla en homme et partit se promener, avec Lasher pour seule compagnie. Bref, elle cherchait à détourner son attention et, à cet effet, s’appliqua à prendre un air dégagé et à siffloter.

Quant à moi, cela me permit de me rendre seul à l’université d’Édimbourg, à la recherche d’un professeur d’histoire connaissant parfaitement le passé de la région. J’en trouvai finalement un. Je lui offris à boire, lui proposai une somme d’argent, et il m’emmena chez lui.

Il vivait dans une charmante maison de la vieille ville, que les gens fortunés avaient désertée depuis longtemps mais à laquelle il était très attaché, connaissant son histoire sur le bout des doigts. Les pièces étaient remplies de livres, jusqu’aux couloirs étroits et au palier.

C’était un petit homme patelin, au crâne chauve et luisant, qui portait des lunettes cerclées et une incroyable moustache blanche qui était alors à la mode. Il s’exprimait avec un fort accent écossais et était profondément épris du folklore de son pays. Les murs des pièces étaient couverts de lugubres portraits de Robert Burns, Marie Ire Stuart, Robert Ier Bruce et même de Bonnie Prince Charlie.

Je trouvais tout cela plutôt amusant et mon exaltation fut grande lorsqu’il me dit, comme l’avaient annoncé ses étudiants, qu’il était un expert du folklore ancien des Highlands.

— Donnelaith, dis-je en l’écrivant sur un papier. Il se peut que je l’orthographie mal mais c’est bien le nom.

— Non, c’est la bonne orthographe. Où en avez-vous entendu parler ? Les seules personnes qui vont là-bas sont les pêcheurs, les chasseurs et les étudiants intéressés par les vieilles pierres. Ce vallon est un lieu hanté. Il est magnifique mais ne vaut le détour que si l’on a un but précis. La région est pleine de légendes aussi terribles que celle du loch Ness.

— J’ai un but. Dites-moi tout ce que vous savez sur cet endroit, dis-je, redoutant à chaque instant de sentir la présence de l’esprit.

Je me demandais si Mary Beth ne l’avait pas entraîné dans un pub dangereux interdit aux femmes.

— Eh bien, l’endroit a été colonisé au temps des Romains. Le nom de Donnelaith est celui d’un clan très ancien formé d’Irlandais et de Scots descendant des missionnaires venus répandre la parole de Dieu à l’époque de saint Brendan. Bien entendu, il y avait déjà les Pictes, avant les Romains : selon la rumeur, ils auraient construit leur château à Donnelaith parce que l’endroit était béni par les esprits païens. Aujourd’hui, nous employons le nom de Pictes pour qualifier tous les païens. Ils étaient chez eux, là-haut, et le clan de Donnelaith descend probablement d’eux aussi.

— Les catholiques se seraient donc appuyés sur les lieux sacrés païens pour apaiser les superstitions locales et les auraient ensuite intégrées ?

— Exactement. Des documents romains font même mention d’événements terribles qui se sont produits dans le vallon et d’êtres qui s’y cachaient. Ils parlent d’une race d’enfants qui auraient pu détruire le monde si on les avait laissés quitter la vallée. Et, en particulier, une espèce très malveillante de « Petites Gens ». Vous avez certainement entendu parler des Petites Gens. Ne vous moquez pas d’eux, je vous préviens. Quoi qu’il en soit, ces tribus étaient devenues le clan de Donnelaith bien avant l’époque de saint Bède le Vénérable. Celui-ci a d’ailleurs mentionné un lieu de culte qu’avait le clan, là-haut, une église chrétienne.

— Quel était son nom ?

— Je l’ignore. Saint Bède ne l’a jamais appelée par son nom ou, en tout cas, pas à ma connaissance. Mais il devait s’agir d’un grand saint qui était, vous l’aurez deviné, un païen converti.

« Les Romains n’ont jamais vraiment soumis les Highlands, vous savez. Pas plus que les missionnaires irlandais. En fait, les Romains interdisaient même à leurs soldats d’aller dans le vallon ou les îles proches. Sous prétexte des mœurs licencieuses des femmes, ou quelque chose comme ça. Plus tard, les Highlanders ont été d’ardents catholiques, prêts à donner leur vie pour leur religion. Mais leur forme de catholicisme très particulière a causé leur perte.

— Expliquez-moi cela, le priai-je en lui versant un autre verre de porto.

Je jetai un regard sur la carte en parchemin étalée devant nous. L’homme m’expliqua qu’il s’agissait d’un fac-similé dont l’original était dans une vitrine du British Muséum.

— La ville a atteint son apogée au XVe siècle. Tout indique que c’était une ville de marché. Le loch était un véritable port à l’époque. Et la rumeur disait que la cathédrale était magnifique. Je ne vous parle pas de l’église mentionnée par Bède, mais d’une véritable cathédrale dont la construction avait duré plusieurs siècles : le clan de Donnelaith vénérait ce saint et le considérait comme l’ange gardien de tous les Scots, celui qui sauverait un jour la nation. Vous devriez lire les récits de voyage décrivant ce lieu saint. Personne ne s’est jamais donné la peine d’en faire une compilation.

— J’en ferai une.

— Si vous avez un siècle devant vous, faites-le. Mais vous devriez aller dans la vallée et voir le peu qu’il reste de tout cela. Un château, un cercle de pierres, les fondations de la ville et les ruines de la cathédrale.

— Que lui est-il arrivé ? Vous avez dit que leur catholicisme avait causé leur perte. Qu’entendez-vous par là ?

— Les catholiques des Highlands ne se soumettaient à personne. Ni à Henri VIII lorsqu’il tenta de les convertir à sa nouvelle Église au nom d’Anne Boleyn ni au grand réformateur John Knox. Mais ce fut John Knox ou, en tout cas, ses successeurs, qui les détruisit.

Je fermai les yeux et vis la cathédrale, les flammes et les vitraux explosant dans toutes les directions. J’ouvris les yeux en frissonnant.

— Vous êtes un homme étrange, dit le professeur. Vous avez du sang irlandais, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai et lui donnai le nom de mon père. Il eut l’air abasourdi. Il se rappelait fort bien Tyrone McNamara, le grand chanteur. Mais il pensait être le seul à s’en souvenir.

— Vous êtes donc son fils ?

— Oui, confirmai-je. Mais poursuivez, s’il vous plaît. Comment les successeurs de Knox ont-ils détruit Donnelaith ? Et les vitraux ? Il y avait des vitraux, n’est-ce pas ? D’où venaient-ils ?

— Ils ont été fabriqués sur place, tout au long des XIIIe et XIVe siècles par des moines franciscains venus d’Italie.

— Des franciscains d’Italie ? Vous voulez dire que l’ordre de saint François d’Assise était représenté là-haut ?

— Absolument. L’ordre de saint François y était très populaire du temps d’Anne Boleyn. Les observants avaient été le refuge de la reine Catherine après son divorce d’avec Henri VIII. Mais je ne crois pas qu’ils aient construit ou entretenu la cathédrale de Donnelaith. Elle est bien trop élaborée, trop riche et pleine de rite pour de simples franciscains. Je préfère penser que c’étaient les franciscains conventuels qui se chargeaient de l’entretien. Quoi qu’il en soit, après son schisme avec le pape, Henri VIII a fait piller tous les monastères environnants mais le clan de Donnelaith a repoussé ses soldats sans l’ombre d’une hésitation. Des batailles sanglantes se sont déroulées dans le vallon. Et même les soldats anglais les plus courageux étaient réticents à aller là-haut.

— Le nom du saint ?

— Je l’ignore, je vous l’ai déjà dit. Probablement une succession de syllabes gaéliques.

Je soupirai.

— Et John Knox ? demandai-je.

— Eh bien, à la mort d’Henri, sa fille catholique, Marie, est montée sur le trône. Il s’est ensuivi un autre bain de sang mais, cette fois, c’étaient les protestants qui étaient brûlés ou pendus. Ensuite, nous avons eu Elisabeth Ire. La grande reine. Et la future Grande-Bretagne redevint protestante. Les Highlands entendaient bien ignorer ce nouveau retournement de l’histoire mais c’est alors qu’arriva John Knox, le grand réformateur. En 1559, à Perth, il prononça son fameux sermon contre l’idolâtrie des papistes, et la guerre éclata dans le vallon : les presbytériens s’attaquèrent à la cathédrale, la brûlèrent, cassèrent ses vitraux en mille morceaux, dévastèrent l’école épiscopale et brûlèrent tous les livres. Il ne resta plus rien. Ce fut horrible. Ensuite, ils prétendirent que les gens du vallon pratiquaient la sorcellerie et vénéraient un démon qui avait une apparence humaine et qu’ils l’avaient intégré à leur religion. Mais, en réalité, ce n’était qu’un règlement de comptes entre protestants et catholiques. La ville ne s’en remit jamais mais perdura jusqu’à la fin du XVIIe, lorsque le dernier membre du clan mourut dans l’incendie du château. Donnelaith ne cessa de péricliter, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

— Et plus de saint.

— Le saint, quel qu’il soit, était parti en 1559, Dieu le bénisse. Son culte a disparu avec la destruction de la cathédrale. Seul subsista un petit bourg presbytérien et l’« abominable » cercle de pierres païen.

— Que savons-nous des légendes païennes ?

— Seulement que certaines personnes y croient encore. De temps à autre, des gens viennent, parfois d’Italie, et cherchent la route de Donnelaith. Ils posent des questions sur les pierres et, éventuellement, sur la cathédrale. Ce que je vous dis est la vérité : ils demandent où se trouve le vallon de Donnelaith et montent jusque là-haut à la recherche de je ne sais quoi. Vous, d’ailleurs, vous posez les mêmes questions, d’une certaine façon. La dernière personne qui y est allée était un Hollandais d’Amsterdam.

— D’Amsterdam ?

— Oui, il existe une sorte d’ordre d’érudits là-bas. Ils ont également une maison mère à Londres. Ils sont organisés comme un ordre religieux mais ne sont d’aucune confession. Depuis que je suis né, ils sont venus une demi-douzaine de fois pour explorer le vallon. Ils ont un nom étrange et inoubliable.

— Lequel ?

— Talamasca. Ce sont des gens très bien élevés et très respectueux des livres. Vous voyez ce petit livre d’heures, là-bas ? C’est une perle rare. Ce sont eux qui me l’ont offert. Ils m’apportent toujours quelque chose. Ceci est l’une des premières bibles du roi Jacques Ier d’Angleterre jamais imprimées. Ils m’en ont fait cadeau à leur dernière visite. Ils campent dans le vallon, restent des semaines et repartent toujours déçus.

Je me sentis survolté. Je me rappelai immédiatement l’étrange récit que m’avait fait Marie-Claudette lorsque je n’avais que trois ans : un érudit d’Amsterdam était allé en Écosse pour sauver la pauvre Deborah, la fille de Suzanne. Pendant un moment, une foule d’images issues des souvenirs du démon me vinrent à l’esprit. Mais ce n’était pas le moment d’entrer en transe. Je devais tirer le plus d’informations possible de ce charmant petit historien.

— La sorcellerie, dis-je. Les bûchers du XVIIe siècle. Que savez-vous là-dessus ?

— Oh, des choses atroces ! Suzanne, de Donnelaith. Je possède un document d’une valeur inestimable à ce sujet. Il s’agit de l’original d’un de ces pamphlets que les juges inquisitoriaux faisaient circuler à l’époque.

Il alla à son armoire et en sortit un petit in-quarto en mauvais état. J’aperçus une gravure grossière de femme encerclée de flammes qui ressemblaient plutôt à d’énormes feuilles ou à des langues de feu. Il était inscrit en lettres épaisses : histoire de la sorcière de Donnelaith.

— J’aimerais vous acheter ce document, dis-je.

— Jamais de la vie ! Mais je vais vous le faire copier en détail.

— Je vous remercie.

Je pris mon portefeuille et en sortis une liasse de dollars.

— Assez ! Assez ! Comme vous vous emballez ! Vous êtes un drôle de type. Ce doit être votre sang irlandais. Les Français sont bien plus réservés. C’est ma petite-fille qui fait les travaux de copie et cela ne lui prendra pas longtemps. Elle vous fera une jolie transcription sur un parchemin.

— C’est parfait. Maintenant, expliquez-moi de quoi il s’agit.

— Oh ! toujours les mêmes inepties. Ce type de pamphlet circulait dans toute l’Europe. Celui-ci a été imprimé à Edimbourg en 1670. Il raconte que Suzanne a donné son âme à Satan, qu’elle a été jugée puis brûlée vive. Mais sa fille, une enfant de l’amour, a été épargnée car elle avait été conçue un 1er mai. Elle était donc consacrée à Dieu et intouchable. Elle a été confiée à un pasteur calviniste qui l’a emmenée en Suisse, je crois, pour sauver son âme. Il s’appelait Petyr Van Abel.

— Petyr Van Abel ? Vous en êtes certain ? C’est écrit ?

J’avais du mal à me contenir. C’était la première fois que je voyais un écrit confirmant ce que Marie-Claudette m’avait raconté. Je n’osai pas dire au professeur que ce Petyr était aussi mon ancêtre. Il suffisait de Tyrone McNamara. Muet d’étonnement, j’envisageai même de voler le pamphlet.

— Oui, Petyr Van Abel, c’est marqué là, dit-il. C’est un pasteur d’Édimbourg qui a écrit ce pamphlet et l’a imprimé. Il a dû se faire pas mal d’argent. Ce type de lecture était très prisé à l’époque, c’était l’équivalent de nos revues d’aujourd’hui. Vous imaginez les gens assis autour de la cheminée, à regarder cet horrible dessin de fille en train de brûler ? Vous savez qu’on a brûlé des sorcières, ici à Édimbourg ? Jusqu’au XVIIe siècle. Les exécutions se passaient au puits des Sorcières, sur l’esplanade.

J’émis un murmure compatissant. Mais j’étais trop stupéfait pour réfléchir correctement. J’aurais pu faire appel aux souvenirs de Lasher, mais j’avais encore trop de questions à poser.

— Mais, à l’époque de cette sorcière, la cathédrale avait déjà brûlé ? demandai-je.

— Oui, il ne restait plus grand-chose à part les bergers. Certains historiens pensent que les persécutions de sorcières étaient une émergence des querelles entre protestants et catholiques. C’est fort possible. Selon eux, la vie était devenue très morose du temps de John Knox. Il n’y avait plus ni vitraux ni statues, les anciennes hymnes latines étaient interdites, les pittoresques us et coutumes des Highlands s’étaient perdus et les gens avaient repris leurs cérémonies païennes pour mettre un peu de fantaisie dans leur vie, un peu de couleur.

— Vous pensez que c’était le cas à Donnelaith ?

— Non. Le jugement de Suzanne était tout à fait classique. Le comte de Donnelaith était un noble désargenté qui vivait dans un château lugubre. Nous ne savons rien sur lui de cette époque, seulement qu’il est mort plus tard dans l’incendie qui a tué son fils et son petit-fils. La sorcière était une pauvre femme du village à qui l’on faisait appel pour jeter des sorts. Aucun rite sabbatique, contrairement à bien d’autres endroits. Mais on a su qu’elle se rendait au cercle de pierres et on a utilisé ce fait contre elle.

— À propos de ces pierres, que savez-vous ?

— Elles sont très controversées. Certains disent qu’elles sont aussi anciennes que Stonehenge, voire avantage. Je crois qu’elles ont quelque chose à voir avec les Pictes et que, autrefois, elles portaient des inscriptions gravées. Elles sont très dures et toutes de taille différente. Il n’en subsiste que des vestiges. Je crois qu’à une époque on a volontairement effacé les inscriptions. Les intempéries ont fait le reste.

Il ouvrit un petit livre d’illustrations.

— Voici ce que faisaient les Pictes en matière d’art, dit-il.

Pendant un moment, je me sentis complètement désorienté. J’ignore pourquoi, mais je ne l’oublierai jamais. Je contemplai ces guerriers, ces colonnes entières de drôles de petites silhouettes armées de boucliers et d’épées. Je ne savais qu’en penser.

— Je crois que les pierres étaient leur lieu de culte, dit le professeur. Le saura-t-on jamais ? Peut-être qu’elles appartenaient à l’une de ces singulières tribus, ou aux Petites Gens ?

— À qui appartient la vallée ?

Il n’en était pas certain. Le gouvernement avait fait évacuer toutes les terres. Les derniers colons affamés avaient été expulsés pour leur propre bien. Un vrai désastre. Bon nombre d’entre eux avaient émigré en Amérique.

— Vous en savez autant que moi, conclut-il. Et j’aimerais en savoir plus.

— Je veux vous aider, dis-je. Je vais vous donner les moyens de faire des recherches.

Je le priai de faire avec moi le voyage jusqu’à Donnelaith mais il n’en avait vraiment pas le temps.

— J’aime beaucoup ce vallon, précisa-t-il. J’y suis allé il y a bien des années avec un type de l’ordre d’Amsterdam. Alexander Cunningham. C’était un homme brillant. Il a payé tous les frais et nous sommes restés une semaine dans le vallon. Je ne vous cache pas que j’ai été heureux de retrouver la civilisation, à mon retour. Mais il m’a fait une réponse vraiment étrange, après notre dernier repas, lorsque je lui ai demandé :

« — Vous n’avez pas vraiment trouvé ce que vous cherchiez, n’est-ce pas ?

« — Non, et fort heureusement. Si Dieu existe, je lui en sais grâce.

« Il est sorti de la maison puis est revenu.

« — Écoutez-moi bien, mon ami, a-t-il dit. N’essayez jamais d’éclaircir les légendes de ces vallées. Et ne vous moquez jamais de l’histoire du château de Glamis. Il y a encore des Petites Gens et, s’ils le pouvaient, pour servir le dessein, ils amèneraient les sorcières au sabbat.

« — Bien sûr. Mais de quel dessein parlez-vous ?

« Il ne m’a jamais répondu.

— Quelle est l’histoire du château de Glamis ? demandai-je au professeur.

— La famille serait maudite et lorsqu’on l’annonce au nouvel héritier, il ne sourit plus jamais. Bien des gens ont écrit sur cette légende et je me suis rendu moi-même au château. Cet homme du Talamasca était très érudit et passionné. Nous avons passé de merveilleux moments à contempler la lune, dans le vallon.

— Mais vous n’avez pas vu les Petites Gens.

— J’ai bien vu quelque chose mais je ne crois pas que c’étaient des fées. Juste un petit homme et une petite femme, un peu difformes. Ils ressemblaient à des mendiants. Je les ai vus un matin, très tôt. Et quand j’en ai parlé à mon ami du Talamasca, il a été furieux de ne pas les avoir vus. Ils ne sont jamais revenus.

— Vous les avez vus de vos propres yeux. Étaient-ils effrayants ?

— Ils m’ont donné la chair de poule. Je n’aime pas raconter cette histoire. N’oubliez pas que, pour nous, les fées ne sont pas simplement des petits êtres amusants. Ce sont des démons de la pire espèce. Elles sont puissantes, dangereuses et vindicatives. Il y a des lumières de fées dans ce vallon, c’est-à-dire des flammes d’origine inexpliquée qui s’élèvent dans la nuit. Je vous souhaite bonne chance pour votre séjour là-bas. J’aurais aimé vous accompagner. Nous allons entamer tout de suite les recherches que vous nous avez demandées.

Je retournai dans notre superbe suite de la nouvelle ville, composée de deux chambres séparées par un salon.

Mary Beth n’était toujours pas rentrée. Je m’assis pour boire un xérès et écrire tout ce que l’homme m’avait appris. Il allait faire froid dans le vallon mais je devais y aller. Le saint, les fées, tout est mélangé, songeai-je.

Dans le silence de la pièce, j’eus la sensation que Lasher était proche. Il était là et savait à quoi je pensais.

— Tu es là, mon bien-aimé ? demandai-je d’un ton léger en griffonnant les derniers mots.

— Ils t’ont donné le nom, dit-il de sa voix secrète.

— Petyr Van Abel, oui, mais pas le nom du saint.

— Petyr. Je me souviens de Petyr Van Abel. Il a vu Lasher.

— Raconte-moi.

— Dans le grand cercle. Nous irons. J’ai toujours été là-bas. Je veux que tu y ailles.

— Peux-tu être là-bas et ici en même temps ?

— Oui, dit-il en soupirant.

Mais il n’en avait pas l’air certain. Une fois de plus, il avait atteint les limites de sa capacité de réflexion.

— Sois un peu malin, esprit. Qui es-tu ?

— Lasher, invoqué par Suzanne, dans le vallon. Tu me connais. J’ai tant fait pour toi, Julien.

— Dis-moi où est ma fille Mary Beth, esprit. J’espère que tu ne l’as pas laissée livrée à elle-même dans un recoin de cette ville obscure ?

— Elle se débrouille très bien toute seule, Julien, je me permets de te le rappeler. D’ailleurs, elle est entre de bonnes mains.

— C’est-à-dire ?

— Elle a trouvé le futur père de sa sorcière, c’est un Écossais.

Je bondis de ma chaise, furieux.

— Où est Mary Beth ?

Au même moment, je l’entendis chanter dans le couloir. Elle ouvrit la porte. Ses joues étaient rouges et ses cheveux défaits. Elle était superbe.

— Enfin ! Je l’ai fait, dit-elle.

Elle se mit à danser dans la pièce et déposa un baiser sur ma joue.

— N’aie pas l’air si abattu, reprit-elle. Je ne le reverrai jamais. Lord Mayfair… Ça te plaît comme nom ?

Ce fut le mensonge que nous écrivîmes dans les lettres envoyées chez nous. Lord Mayfair de Donnelaith était le père de son enfant. Elle s’était mariée avec lui dans cette ville. Bien entendu, il n’y avait pas plus de lord Mayfair que de ville de Donnelaith.

Mais je vais trop vite. Tandis qu’elle me décrivait l’homme en question, un pur Écossais aux cheveux noirs, charmant, coquin et très riche, j’étais certain qu’elle était enceinte. Je me dis que, tout compte fait, cette façon de choisir le père de son enfant n’était pas pire qu’une autre.

J’enfouis mes sentiments au plus profond de moi, jalousie, honte et crainte. Après tout, elle et moi étions des libertins patentés et je ne voulais pas qu’elle se moque de ma soudaine pruderie. De plus, j’étais impatient de partir pour Donnelaith.

Lorsque je lui racontai ce que j’avais appris, notre très cher esprit ne fit rien pour se mettre entre nous. Cette nuit-là, il se tint tranquille. Nous étions tous calmes en dépit des bruits de voix qui montaient de la rue : apparemment, un lord local venait d’être assassiné.

Je n’appris son identité que bien plus tard et son nom n’évoqua rien en moi. Aujourd’hui, je sais. C’était le père du bébé de Mary Beth.

Laissez-moi vous raconter maintenant ce que j’ai découvert à Donnelaith.

 

Notre convoi se mit en route dès le lendemain : une voiture à cheval pour nous et nos bagages et une autre pour les domestiques qui nous accompagnaient. Nous fîmes une étape à l’auberge de Darkirk puis poursuivîmes notre périple à dos de cheval : les deux nôtres, deux autres pour les bagages et deux de plus pour nos guides écossais.

Mary Beth et moi adorions les chevaux et parcourir ces collines à cheval était pour nous un véritable plaisir. Les bêtes étaient robustes et nous avions des provisions en suffisance. Peu après notre départ, je m’aperçus à mes dépens que je n’étais plus si jeune et que cette aventure me causait des douleurs auxquelles, autrefois, je n’aurais guère prêté attention. Nos guides étaient jeunes. Mary Beth était jeune. Je me retrouvai donc seul à fermer la marche, mais la beauté des collines, des forêts denses et du ciel parvint à atténuer mes souffrances. En fait, j’étais heureux.

Le spectacle était à la fois glacial et enchanteur. L’Écosse ! Mais le chemin était encore long jusqu’à la vallée. J’eus envie de faire demi-tour mais me ravisai. Nous déjeunâmes rapidement puis chevauchâmes jusqu’à la tombée du jour.

Nous arrivâmes alors en haut de la vallée. Du haut d’un promontoire élevé, juste à la sortie de l’épaisse forêt de pins d’Ecosse, d’aulnes et de chênes, nous aperçûmes le château au loin, de l’autre côté du golfe. C’était une bâtisse gigantesque, envahie de verdure, qui se dressait au-dessus des eaux scintillantes. Au fond de la vallée elle-même, les courbes et les arcs brisés de la cathédrale et le cercle de pierres, lointains et austères, se distinguaient nettement.

Obscurité ou non, nous décidâmes d’accélérer l’allure. Après avoir allumé nos lanternes, nous commençâmes à descendre la pente, à travers les bosquets d’arbres épars, et atteignîmes la prairie herbeuse. Nous ne dressâmes notre campement qu’arrivés aux abords de ce qu’il restait de la ville, c’est-à-dire, pour être exact, du village qui s’était établi dans ses murs.

Mary Beth voulait que nous nous installions au milieu des pierres païennes mais les deux Écossais refusèrent. Ils parurent même scandalisés.

— C’est un cercle de fées, madame, invoqua l’un d’eux. On ne peut pas installer un campement à cet endroit. Les Petites Gens le prendraient très mal, croyez-moi.

— Ces Écossais sont aussi cinglés que les Irlandais, dit Mary Beth. Si nous avions voulu entendre des histoires de farfadets, nous serions allés à Dublin.

Ses paroles me firent frissonner de frayeur. Nous étions au beau milieu de la vallée et nos tentes et nos lanternes s’apercevaient probablement de très loin. Soudain, je me sentis nu et sans défense.

Nous aurions dû aller jusqu’aux ruines du château, me dis-je. Puis je compris ce qui n’allait pas : notre esprit ne s’était pas manifesté de toute la journée. À aucun moment nous n’avions senti son souffle, ses petits coups de coude, son contact.

Ma peur s’intensifia.

— Lasher, viens, murmurai-je.

J’avais peur qu’il ne soit en colère et parti commettre quelque méfait à rencontre de ceux que nous aimions.

Mais il fut prompt à me répondre. Tandis que j’avançais seul dans l’herbe haute, ma lanterne éteinte, chaque pas étant un supplice après la chevauchée de la journée, il arriva sous la forme d’une brise fraîche et coucha l’herbe devant moi en un immense cercle.

— Je ne suis pas fâché contre toi, Julien.

Mais sa voix était lourde de souffrance.

— Nous sommes chez nous, sur nos terres de Donnelaith, poursuivit-il. Je vois ce que tu vois et je pleure, car je me rappelle ce qu’il y avait jadis dans cette vallée.

— Raconte-moi, esprit.

— Ah ! la grande église que tu connais et les processions des pénitents et des malades qui venaient de partout pour se prosterner dans ce lieu saint. Et la ville animée, pleine de boutiques, de marchands, de vendeurs d’images… d’images…

— D’images de quoi ?

— Et puis qu’est-ce que ça peut me faire ? Je renaîtrai et, cette fois, je ne me gaspillerai pas comme je l’ai fait à cette époque. Je ne suis pas esclave de l’histoire mais, plutôt, de l’ambition. Comprends-tu la différence, Julien ?

— Éclaire-moi, dis-je. Il arrive parfois que tu excites vraiment ma curiosité.

— Tu es trop franc, Julien. Voici ce que je veux dire : il n’y a pas de passé. Absolument aucun. Il n’y a que l’avenir. Et plus nous apprenons, plus nous savons. Vénérer le passé n’est que superstition. Tu fais ce que tu dois pour rendre le clan fort. Moi aussi. Je rêve de la sorcière qui me verra et fera de moi un être en chair et en os. Tu rêves de richesse et de puissance pour tes enfants.

— Exact.

— Rien d’autre ne compte. Et tu m’as ramené dans cet endroit que je n’ai jamais quitté.

J’étais là, sous le ciel assombri, dans cette immense vallée, les ruines de la cathédrale juste devant moi. Ces paroles pénétrèrent mon esprit et je les mémorisai.

— Qui t’a enseigné toutes ces choses ? demandai-je.

— Toi. Toi et ceux de ton espèce. Vous m’avez appris à vouloir, rechercher, atteindre, plutôt que me lamenter. Je te le dis car le passé t’appelle sous de faux prétextes.

— Ah bon ?

— Oui. Ces pierres, que sont-elles ? Rien du tout.

— Puis-je voir l’église, esprit ?

— Oh oui ! Allume ta lanterne, si tu veux. Mais tu ne la verras jamais comme je l’ai vue.

— Tu te trompes, esprit. Quand tu entres dans mon corps, tu me laisses toujours quelque chose de toi. Je l’ai vue. Je l’ai vue avec tous les fidèles rassemblés devant les portes, et les cierges, et la verdure de Noël…

— Silence !

Tel le vent, il m’enveloppa soudain si violemment que je faillis tomber à la renverse. Je m’agenouillai et le vent cessa de souffler.

— Merci, esprit.

Je grattai une allumette et, protégeant la flamme de mon autre main, allumai la mèche de la lanterne.

— Tu ne veux pas me parler de ces temps anciens ? demandai-je.

— Je te dirai ce que je vois d’ici. Je vois mes enfants.

— Nous, tu veux dire ?

Il n’ajouta rien et me suivit tandis que je me frayais un chemin à travers les herbes hautes, sur le sol rocailleux et inégal. J’atteignis les ruines, m’arrêtai dans la gigantesque nef et observai les arcs brisés.

Seigneur ! Cette cathédrale devait être grandiose. J’en avais vu des semblables dans toute l’Europe. Elle n’était pas de style roman ; elle n’avait ni voûtes arrondies ni peintures en abondance. Avec sa pierre froide, elle était aussi élancée et gracieuse que les cathédrales de Chartres ou de Canterbury.

— Et les vitraux ? Reste-t-il quelque chose de ses magnifiques vitraux ? murmurai-je.

Un souffle de vent balaya la vallée, traversa la nef, aplatit les herbes folles puis me frôla de toutes parts, comme pour m’étreindre. La lune s’était levée et les étoiles scintillaient.

Soudain, tout au bout de la nef, à la place de l’ancienne rosace, je vis l’esprit lui-même. Énorme, sombre et transparent, flottant au firmament tel un ciel d’orage, mais silencieux, il se rassembla, gagna en densité puis, en un éclair, se dispersa dans le néant.

Ciel clair, lune, montagne distante, bois. Un grand calme régnait. L’air était froid et vide. La lueur de ma lanterne était vive. J’étais seul. J’eus l’impression que la cathédrale grandissait autour de moi, que je devenais un nain insignifiant et désespéré. Je m’assis sur le sol, repliai mes genoux et posai mes mains et mon menton dessus. Je contemplai l’obscurité en attendant que les souvenirs de Lasher pénètrent dans mon esprit.

Rien. Je n’avais que ma solitude et le sentiment d’avoir une vie merveilleuse, d’aimer ma famille qui ne pouvait prospérer que sous l’aile protectrice de ce démon épouvantable.

Peut-être était-ce le sort de toutes les familles, songeai-je. Malédiction, pacte avec le diable, péché impardonnable. Telle devait être la rançon de la richesse et de la liberté. Mais je n’y croyais pas réellement. Je croyais, au contraire, à la vertu.

Quelle était ma définition de la vertu ? Être bon, aimer, être père ou mère, nourrir, soigner. C’était d’une simplicité biblique.

— Que peux-tu faire, vieux fou ? me demandai-je à voix haute. À part veiller sur ta famille, lui donner les moyens de vivre, d’être forte et en bonne santé, la protéger contre le diable.

Une grande impression de solennité me traversa. J’étais assis, très calme, baigné par la chaude lumière de la lanterne, l’église majestueuse se dressant de part et d’autre et l’herbe aplatie comme un lit devant moi. Je levai les yeux et constatai que la lune avait progressé sur la droite et se trouvait maintenant dans le grand cercle vide laissé par la rosace. Je connaissais la signification des rosaces. Elles, correspondaient à la grande hiérarchie prônée par l’Église catholique, dans laquelle la rose était la plus noble des fleurs et, par conséquent, le symbole de la plus noble des femmes, la Vierge Marie.

Je méditai sur cela, et sur rien. Et je priai. Non pas la Vierge, mais l’air de cet endroit, le temps, la terre, peut-être. Je prononçai le nom de Dieu, comme s’il représentait tout cela à lui seul. Et je lui demandai : Pouvons-nous conclure un marché ? J’accepte d’aller en enfer si tu sauves ma famille. Mary Beth ira probablement aussi en enfer, comme toutes les sorcières avant et après elle, mais sauve ma famille. Rends-la forte et heureuse.

Nulle réponse à mes prières. Je restai assis un très long moment. La lune disparut derrière les nuages puis revint, libre, brillante et magnifique. En fait, je n’attendais pas de réponse à mes prières, mais le marché que j’avais proposé me remplissait d’espoir. Nous, les sorcières et les sorciers, souffririons mille morts pour que les nôtres prospèrent. Tel était mon serment.

Je me levai, ramassai ma lanterne et retournai au campement. Mary Beth était déjà couchée sous sa tente. Les deux guides fumaient la pipe et m’invitèrent à me joindre à eux. Je m’excusai en invoquant que j’étais épuisé et que je devais me lever tôt le lendemain.

— Z’étiez pas en train d’prier là-haut, m’sieur ? me demanda l’un d’eux. C’est dangereux d’prier dans les ruines de c’t’église.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— C’est l’église Saint-Ashlar. Si saint Ashlar répond à vos prières. Dieu sait c’qui peut arriver !

Les deux hommes éclatèrent de rire et se tapèrent sur les cuisses en se regardant d’un air entendu.

— Saint Ashlar ! dis-je. Vous avez dit Ashlar !

— Oui, m’sieur, dit l’autre, qui n’avait pas encore parlé. Autrefois, c’t’église était son lieu de culte. C’était le saint le plus puissant d’Écosse, avant qu’les presbytériens disent que c’était un péché d’prononcer son nom. Un péché ! Vous vous rendez compte ? Mais les sorcières le connaissaient bien.

Le temps s’arrêta. Dans la nuit hantée du vallon, je me rappelai : un garçon de trois ans, la vieille sorcière, la plantation, ses récits en français. « Invoqué par erreur dans la vallée… » murmurai-je pour moi-même. « Viens, mon Lasher. Viens, mon Ashlar. »

Au début, ma voix n’était qu’un chuchotement puis, sans m’en rendre compte, je prononçai cette phrase de plus en plus fort. Les deux hommes n’y comprenaient rien. Du fin fond de la vallée monta soudain un vent rugissant, si violent et furieux qu’il hurlait contre les flancs de la montagne.

Les toiles des tentes battaient au vent. Les guides se précipitèrent pour les fixer. Les lanternes s’éteignirent. Le vent soufflait en bourrasque. Mary Beth rampa jusqu’à moi et s’accrocha à mon bras. Un orage fabuleux tomba alors sur Donnelaith, une tempête de pluie et de tonnerre d’une telle force que tous commencèrent à trembler de peur.

Tous, sauf moi. Je me redressai, comprenant qu’il était inutile d’avoir peur, et lui fis face, le visage tourné vers le ciel, ruisselant de pluie.

— Je te maudis, saint Ashlar. Voilà donc ce que tu es ! Va en enfer ! Toi, un saint ? Plutôt un saint déchu ! Tu n’es rien d’autre qu’un démon.

Le vent arracha une tente et l’emporta au loin. Les guides accoururent pour retenir l’autre. Mary Beth essaya de me calmer. Le vent et la pluie redoublèrent, aussi forts qu’une tempête.

La terreur fut à son comble lorsque nous aperçûmes une horrible masse de nuages noirs s’amonceler au-dessus de nos têtes, assombrissant le ciel. Et puis, d’un seul coup, elle se dispersa.

Trempé jusqu’aux os, j’étais pétrifié. Ma chemise était à moitié déchirée à la hauteur de mon épaule. Mary Beth se mit à marcher sur le sol inondé, regardant dans tous les sens, pleine d’audace et de curiosité.

L’un des guides vint vers moi.

— Bon sang, m’sieur ! J’vous avais dit de n’pas l’invoquer. Mais qu’est-ce que vous avez bien pu lui d’mander ?

Je me mis à rire tout seul.

— Seigneur Dieu, viens-moi en aide ! soupirai-je. Est-ce la preuve, Dieu Tout-Puissant, que tu n’es pas là, que tes saints ne seraient que de simples démons ?

L’air se réchauffait un peu. Les hommes avaient rallumé leurs lanternes et le sol était aussi sec qu’avant l’orage. A croire qu’il n’y avait rien eu. Nous étions toujours dégoulinants de pluie mais la lune était à nouveau claire et inondait la vallée de lumière. Nous entreprîmes de remettre les tentes d’aplomb et de sécher nos effets.

Je restai éveillé toute la nuit. Au lever du soleil, j’allai voir les guides.

— Il faut que je sache l’histoire de ce saint, leur dis-je.

— Ne prononcez surtout pas son nom, pour l’amour de Dieu ! dit l’un d’eux. Je n’aurais jamais dû vous l’dire, hier soir. De toute façon, j’connais pas son histoire et personne que j’connais n’ira vous la raconter non plus. C’t’une vieille légende. En tout cas, on r’parlra longtemps de l’orage d’hier soir, ça, pouvez en être sûr.

— Racontez-moi tout.

— J’sais pas grand-chose. Ma grand-mère prononçait son nom quand elle voulait quelque chose d’impossible. Et elle disait toujours d’faire attention à n’pas lui d’mander quelque chose si on l’voulait pas vraiment. J’ai entendu son nom une ou deux fois par ici. Y a aussi un vieux chant. Mais c’est tout c’que j’sais. J’suis pas catholique. J’y connais rien. Personne par ici ne s’y connaît en saints.

L’autre homme hocha la tête.

— J’en savais même pas autant qu’lui, dit-il. J’ai juste entendu ma fille l’appeler, une fois, pour que les jeunes gars la remarquent.

Je les assaillis de questions. Mais leur savoir s’arrêtait là. Le moment était venu d’explorer les ruines, le cercle et le château. L’esprit ne se montrait pas. Je n’avais pas entendu sa voix depuis un moment.

Pendant l’exploration du château, j’eus une grande frayeur car l’endroit était traître. Mais l’esprit ne me joua aucun tour.

Nous prîmes tout notre temps et, au coucher du soleil, retournâmes au campement. J’avais vu tout ce que mes forces m’avaient permis de voir. Une épaisse couche de poussière recouvrait le sol de la cathédrale. Que pouvait-il bien y avoir dessous ? Des tombes ? Des cachettes remplies de livres ou de documents ? Ou peut-être rien du tout.

Où était morte ma précieuse Suzanne ? Aucune trace de routes ou de place de marché ne subsistait. Je n’osais pas défier Lasher ou dire des mots qui auraient provoqué sa colère.

À Darkirk, petite ville presbytérienne aux bâtiments blancs, personne ne put me renseigner sur les saints catholiques de la région. On me parla du cercle, des sorcières, des temps anciens, des sabbats dans la vallée et des méchantes Petites Gens qui volaient parfois des enfants. Mais tout cela remontait à trop loin. Les gens étaient pressés de prendre leur train pour Edimbourg ou Glasgow. Ils ne s’intéressaient pas aux bois ou à la vallée. Ils attendaient l’implantation d’une usine sidérurgique. Les bois allaient être coupés. Ils ne pensaient qu’à leur gagne-pain.

 

Je passai une semaine à Edimbourg, avec les banquiers, pour acheter le terrain et j’obtins enfin un titre de propriété. Ensuite, j’ouvris un compte pour financer les recherches de mon cher professeur d’histoire qui, à mon retour, m’accueillit avec un bon petit dîner de canard rôti arrosé de vin rouge.

Mary Beth partit pour une autre de ses escapades destinées à détourner l’attention de l’esprit. Je n’avais échangé aucun mot avec lui depuis la nuit de l’orage mais je savais qu’il était resté près d’elle et lui avait parlé. Quant à moi, je n’avais rien dit à Mary Beth de ce que j’avais fait, appris ou dit. Et elle ne m’avait pas questionné.

La vérité était que je n’osais pas prononcer le nom d’Ashlar. J’avais peur. Je ne cessais de me rappeler la tempête, la frayeur des guides et Mary Beth qui s’aventurait par curiosité sous la pluie. J’ignorais la cause de ma peur. Avais-je gagné ou non ? En tout cas, je savais maintenant son nom. Étais-je prêt à engager ma vie dans une lutte contre lui ?

Je m’assis auprès de mon professeur chauve à lunettes et lui dis :

— J’ai épluché tous les livres sur les saints d’Ecosse à la bibliothèque mais je n’ai rien trouvé sur saint Ashlar.

Il se mit à rire et se servit un autre verre de vin. Il était en grande forme. On l’aurait été à moins : je venais de lui octroyer une manne de plusieurs milliers de dollars rien que pour étudier Donnelaith et il pouvait être tranquille jusqu’à la fin de ses jours.

— Par saint Ashlar, dit-il. C’est une expression qu’emploient les écoliers. Un saint de l’impossible, si vous voulez mon avis, comme saint Jude dans d’autres régions. Mais, à ma connaissance, il n’existe aucun récit sur lui. Cela dit, cette terre est presbytérienne, ne l’oubliez pas. Les catholiques sont rares, par ici, et le passé est enveloppé de mystère.

Il me promit toutefois de faire des recherches dans ses livres une fois le repas achevé. En attendant, nous parlâmes des fonds que j’avais alloués pour l’excavation et la préservation de Donnelaith. Les ruines devaient être explorées centimètre par centimètre, cartographiées, décrites puis étudiées.

Après le repas, nous passâmes dans la bibliothèque et il chercha de vieux textes catholiques d’avant le roi Henri et, notamment, celui intitulé Histoire secrète des clans des Highlands, d’un auteur anonyme. C’était un très vieux livre, énorme, en cuir noir, dont bien des pages s’étaient détachées de la reliure. Il le posa dans un endroit fortement éclairé.

Il commençait par une sorte d’arbre généalogique, que le vieil homme suivit avec son index.

— Ah ! voilà. Vous voyez ce qui est écrit là ? Mais non, bien sûr ! C’est du gaélique. On parle d’Ashlar, fils d’Olaf et époux de Janet, les fondateurs du clan de Drummard et Donnelaith. Regardez, voici le mot Donnelaith. Et dire que, pendant toutes ces années, j’ignorais qu’il était mentionné dans ce livre. En revanche, j’ai lu celui d’Ashlar en bien des endroits. Tenez, saint Ashlar !

Il feuilleta les pages fragiles et m’en montra une autre.

— Ashlar, dit-il encore. Le roi de Drummard.

Il lut le texte et me le traduisit tout en prenant des notes sur un bloc.

— Le roi Ashlar des païens, bien-aimé de son peuple, époux de la reine Janet, régnant sur High Dearmach, tout au nord de la Grande Vallée, dans les forêts des Highlands. Converti en 566 par saint Columba d’Irlande. Tenez, voici la légende. Mort à Drummard où une immense cathédrale fut élevée en son nom. Drummard est devenu plus tard Donnelaith. Reliques… guérisons miraculeuses… Mais sa femme Janet a refusé de renoncer à la foi païenne et a été brûlée vive à cause de son obstination. Et tandis que le grand saint pleurait sa perte, une source jaillit là où elle avait péri et les gens vinrent par milliers pour s’y faire baptiser.

J’étais paralysé. Janet brûlée sur un bûcher. Le saint, la source magique. J’étais trop éberlué pour dire quoi que ce fût.

Le professeur me promit de me faire copier l’intégralité du texte et de me l’envoyer.

Il chercha dans ses autres livres et trouva dans l’histoire des Pictes les mêmes Ashlar et Janet. Janet avait refusé d’embrasser la foi du Christ et avait été brûlée vive. Pendant son supplice, elle avait maudit son mari et ses hommes et déclaré qu’elle préférait être délivrée par le feu que vivre avec des chrétiens lâches.

— Mais ce n’est qu’une légende, dit le petit homme. Personne ne sait réellement qui étaient les Pictes. D’ailleurs, rien ne dit précisément s’ils étaient des Pictes. Regardez ces mots gaéliques. Ils signifient : « de grands hommes et de grandes femmes de la vallée ». Et ici, on peut traduire grossièrement par « les grands enfants ». Ah ! voilà. Le roi Ashlar a vaincu les Danois en l’an 567 et a brandi la croix ardente devant leurs armées en déroute. Janet, fille de Ranald, a été brûlée vive par le clan d’Ashlar en 567, bien que le saint ait supplié ses disciples récemment convertis de faire preuve de miséricorde. Voyons ce que disent Les Légendes des Highlands : saint Ashlar, toujours vénéré dans certaines parties d’Écosse au XVIIe siècle, surtout par les jeunes filles, qui lui demandaient d’exaucer leurs vœux les plus secrets. Il n’était pas un vrai saint canonisé.

Il referma le livre.

— Eh bien, cela ne me surprend pas, dit-il. Il n’a pas été canonisé par Rome, vous comprenez. C’est en quelque sorte un autre saint Christophe.

— Je sais, dis-je, à nouveau absorbé par les souvenirs.

Je vis la cathédrale très distinctement. Pour la première fois, je vis ses vitraux étroits, élevés, ses petits morceaux de verre de couleur, sans véritables dessins. Une sorte de mosaïque d’or, de rouge et de bleu. Et la rosace, la fameuse rosace ! Soudain, je vis les flammes et le verre qui tremblait. J’entendis les cris de la foule. Complètement pris par la scène, mon émotion fut à son comble lorsque la foule s’avança vers moi et que je tendis les mains pour l’arrêter.

J’effaçai la vision. Le vieux professeur me fixait avec curiosité.

— Vous avez une véritable passion pour toutes ces choses, n’est-ce pas ?

— Une passion de profane, dis-je. Pour une cathédrale du XIIIe siècle.

Il s’approcha d’une autre étagère où était alignée une rangée de livres sur les églises et les ruines d’Écosse.

— Tant d’édifices ont été détruits. Quelle perte ! Ah ! j’ai trouvé ce que je cherchais. Les cathédrales des Highlands. La cathédrale de Donnelaith, placée sous le patronage du clan de Donnelaith, a été largement agrandie et embellie entre 1205 et 1266 par ses chefs. Une dévotion particulière au moment de Noël, instaurée par les pères franciscains, attirait des milliers de fidèles des environs. Il ne reste aucun document mais les principaux protecteurs étaient toujours des membres du clan de Donnelaith. On pense qu’il y aurait des archives à ce sujet en Italie.

Je poussai un long soupir. Je n’avais pas envie que les souvenirs remontent et empiètent sur le moment présent. Au fait, qu’est-ce que les souvenirs m’avaient appris ?

Il tourna plusieurs pages.

— Voici un arbre généalogique du clan de Donnelaith. Le roi Ashlar, son arrière-petit-fils Ashlar le Vénérable et, là, un autre descendant, Ashlar le Bienheureux, époux de la reine normande Mora. Dites donc, il y en a beaucoup, des Ashlar.

— Effectivement.

— Et en voilà encore d’autres. C’était un nom très courant dans ce clan. Encore faut-il croire à l’existence de tous ces chefs. Vous savez, ils adoraient écrire des récits nés de leur imagination.

— En tout cas, cela suffit pour satisfaire ma curiosité pour l’instant.

— Curiosité, oui, dit-il en fermant le livre. Je suis persuadé qu’il existe bien d’autres récits et je les chercherai pour vous. Mais, à dire la vérité, tout doit être du même acabit. Ce sont des textes publiés de façon privée et le mieux qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit de folklore.

— Et le XVIe siècle ? L’époque de John Knox ? Il doit forcément y avoir des traces de cette période.

— Tout est parti en fumée, dit le vieil homme. Rappelez-vous qu’il y a eu une véritable révolution ecclésiastique. Vous n’imaginez pas le nombre de monastères détruits par Henri VIII. Il a fait vendre et brûler un tas de statues et de peintures. Des livres sacrés ont été perdus pour toujours. Et lorsqu’il a réussi à percer la défense de Donnelaith, tout a été réduit en cendres.

Il s’assit et commença à empiler ses livres dans un semblant d’ordre.

— Je vais faire des recherches très approfondies pour vous. Si je trouve quelque chose indiquant que des archives sur Donnelaith ont été transportées ailleurs, je vérifierai. Mais, si vous voulez mon avis, il ne reste plus rien.

Finalement, je le laissai tranquille.

J’avais obtenu ce que je voulais savoir : la créature avait vécu autrefois et voulait se venger. Elle était tout simplement un fantôme.

J’avais le sentiment d’avoir trouvé la preuve de ce que je savais depuis toujours. En remontant la colline pour rentrer à l’hôtel, je ne cessais de me répéter certains détails révélateurs et de me demander la raison pour laquelle ce démon s’était attaché à notre famille. Il voulait être en chair et en os. Qu’est-ce que cela signifiait ? Et, avant tout, maintenant que je connaissais son vrai nom, comment pourrais-je m’en servir pour le détruire ?

Lorsque j’entrai dans notre suite, Mary Beth était endormie sur le canapé et Lasher était auprès d’elle. Il était affublé de son vieux costume de cuir brut et portait ses cheveux sur les épaules. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vu dans cet attirail. Il me souriait.

L’espace d’un instant, je fus tellement saisi par la solidité de son apparence et sa beauté que je le fixai intensément. Il adorait cela. Il se fit encore plus clair et distinct.

— Tu crois que tu sais mais tu ne sais rien, dit-il en remuant les lèvres. Je te rappelle une nouvelle fois que l’avenir n’est rien.

— Tu n’es pas un grand esprit, dis-je. Tu n’es pas un grand mystère. Et je vais le dire à ma famille.

— Alors, c’est un mensonge que tu lui diras. Son avenir est entre mes mains. Et mon avenir est le leur. Sois un peu malin, pour une fois, monsieur Je-sais-tout.

Je ne répondis rien, tout étonné que j’étais qu’il conserve une forme visible sur une aussi longue durée.

— Tu serais donc un saint qui s’est retourné contre Dieu ?

— Ne te fiche pas de moi avec ce folklore crétin. C’est complètement stupide. Tu penses que j’ai été l’un des vôtres ? Tu es cinglé. Quand je reviendrai, je…

Il s’interrompit juste avant de proférer des menaces. Puis il dit d’une petite voix enfantine :

— Julien, j’ai besoin de toi. L’enfant que porte Mary Beth n’est pas une sorcière mais une attardée mentale. Elle souffre du même handicap que ta sœur Katherine et ta mère Marguerite. Il faut que tu conçoives la sorcière avec ta fille.

— C’est donc ça, dis-je en soupirant. Tu voudrais que je m’accouple avec ma propre fille ?

Mais l’effort l’avait épuise. Il se désagrégeait. Mary Beth dormait tranquillement sur le canapé, auréolée de ses longs cheveux noirs que le feu de la cheminée faisait luire.

— Va-t-elle mettre l’enfant au monde ?

— Oui, mais sois patient. Tu feras une grande sorcière avec elle.

— Et elle-même ?

— Elle sera la plus grande de toutes, dit-il d’une voix audible. Sauf si on te compte parmi les sorcières.

Et voilà, Michael ! Tel fut le plus grand de mes triomphes. J’avais appris son nom, son histoire et qu’il était de notre sang. Mais je n’ai jamais pu en savoir plus.

Ashlar, tout tenait à ce nom. Mais si le démon était bien Ashlar, lequel ? Les livres du vieux professeur en mentionnaient tellement !

Le lendemain matin, je quittai Édimbourg en laissant juste un message pour Mary Beth. À Darkirk, je pris un cheval pour aller jusqu’à Donnelaith, comme la fois précédente. Je me savais trop vieux pour faire ce voyage seul, mais mes découvertes de la veille me donnaient des ailes.

La cathédrale était éclairée par les doux rayons du soleil des Highlands perçant à travers les nuages. Je descendis de cheval et poursuivis mon chemin à pied jusqu’au cercle de pierres.

Je me mis à hurler des paroles de malédiction :

— Je t’ordonne de retourner en enfer, saint Ashlar ! Je connais ton nom et je sais qui tu es. Tu es un homme qui a été vénéré et qui, par orgueil, a survécu et pris les traits d’un être démoniaque pour nous tourmenter.

Ma voix résonnait dans le vallon. Mais j’étais seul. Il ne daigna même pas me répondre. Puis, soudain, j’eus l’horrible sensation d’avoir reçu une gifle. Cela signifiait que la créature venait à moi.

— Va en enfer ! criai-je en tombant dans l’herbe.

Un vent rugissant se leva et se mit à tourbillonner avec une telle violence que je perdis connaissance.

Lorsque je revins à moi, la nuit était tombée. Mes vêtements étaient en loques et mon corps vidé de ses forces. La créature l’avait possédé.

Assis seul dans le noir, je craignis un moment pour ma vie. Je ne voyais plus mon cheval et ne savais plus par où quitter ce vallon hanté. Je me mis debout avec difficulté et me rendis soudain compte que quelqu’un me tenait par les épaules.

C’était lui. Il s’était matérialisé et me guidait dans l’obscurité, son visage tout contre le mien. Nous prîmes la direction du château. Il était si réel que je sentais l’odeur de cuir de son vêtement, celle des brins d’herbe qui y étaient accrochés mais aussi celle des bois qui flottait autour de nous. Il s’évapora et je restai seul à tituber jusqu’à ce qu’il réapparaisse et m’aide.

Nous entrâmes enfin dans le grand hall du château et je m’effondrai sur le sol, incapable de continuer. Il s’assit et resta près de moi, tantôt vapeur, tantôt solide.

Exténué et désespéré, je dis :

— Lasher, que dois-je faire ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Vivre, Julien, c’est tout ce que je veux. Vivre, revenir dans la lumière. Je ne suis pas ce que tu crois. Je ne suis pas ce que tu imagines. Regarde dans tes souvenirs. Le saint est dans le vitrail, non ? Comment pourrais-je être le saint si je le vois dans le vitrail ? Je ne l’ai jamais connu et c’est lui qui a causé ma perte.

Mais je n’avais jamais vu le saint dans le vitrail, seulement les couleurs ! Allongé sur le sol, je rassemblai mes souvenirs de la cathédrale : je me vis traverser le transept et entrer dans la chapelle. Effectivement, son image était enchâssée dans le magnifique vitrail. Prêtre guerrier à la barbe et aux cheveux longs. Saint Ashlar écrasant les monstres sous son pied.

Je me retrouvai brusquement en train de dire, sur un ton désespéré : « Saint Ashlar, comment puis-je être cette créature ? Aide-moi ! Dieu, aide-moi ! On m’a emmené. Ai-je eu le choix ? »

Tant de douleur, tant de souffrance.

Je perdis à nouveau connaissance. Jamais plus je n’allais ressentir aussi bien le monstre que dans cet instant où je me trouvais à sa place, à l’intérieur de la cathédrale. J’avais même entendu sa voix, la mienne, se réfléchissant sur la voûte de pierre. Comment puis-je être cette créature, saint Ashlar ? Mais le verre coloré ne me répondit pas.

Le trou noir.

Lorsque je me réveillai au petit matin, dans les ruines du château, les guides de Darkirk étaient auprès de moi. Ils m’avaient apporté à manger, à boire, une couverture et un cheval. Ils avaient craint pour moi en voyant ma monture rentrer seule.

Dans la splendeur du matin, la vallée paraissait innocente et ravissante. J’avais envie de m’allonger pour dormir mais les guides me forcèrent à rentrer à Darkirk, où je dormis pratiquement deux jours, en proie à une légère, fièvre.

A Edimbourg, je retrouvai Mary Beth dans tous ses états. Elle m’avait cru parti pour toujours et avait accusé Lasher de m’avoir fait du mal. Il avait pleuré.

Je fis asseoir Mary Beth près du feu et entrepris de lui raconter toute l’histoire et ce qu’elle signifiait, sans oublier les fameux souvenirs.

— Jusqu’à la fin de tes jours, tu dois te montrer plus forte que cette créature, lui dis-je. Il faut à tout prix que tu l’empêches d’avoir prise sur toi. Elle est capable de tuer et de détruire. Elle veut être vivante. Elle est cruelle. Elle ne possède en rien la sagesse. C’est un être déchu, désespéré, qui ne cherche qu’à sortir des ténèbres où on l’a enfermé.

— Un être de souffrance, dit-elle. C’est exactement cela, Julien. Mais tu ne peux pas continuer à t’opposer à lui. A partir de maintenant, je te demande de me laisser faire.

Elle se leva et se mit à discourir d’une voix calme, en faisant peu de gestes, comme à son habitude :

— J’ai l’intention d’utiliser cette créature pour rendre notre famille encore plus riche. Je fonderai un clan si puissant que ni révolution ni guerre ni révolte ne pourront le détruire. J’unirai nos cousins chaque fois que je le pourrai, j’encouragerai les mariages à l’intérieur du clan et veillerai à ce que tous ses membres portent le nom de Mayfair. Je ferai le triomphe de notre famille, Julien. C’est cela qu’il veut, et rien d’autre. Il n’y aura pas de lutte entre lui et moi.

— Ah, tu crois ça ? T’a-t-il mise au courant de ses projets pour nous ? T’a-t-il dit que je serai le père de la sorcière que tu vas mettre au monde ?

Je tremblais d’appréhension et de rage.

Elle m’adressa un sourire d’apaisement puis caressa mon visage et me dit :

— Eh bien, quand le moment sera venu, penses-tu que ce soit si difficile, mon chéri ?

 

Cette nuit-là, je rêvai de sorcières dansant dans la lande. Je rêvai d’orgies.

D’Edimbourg, nous partîmes pour Londres où nous restâmes jusqu’à ce que Mary Beth mette au monde Belle, en 1888. Depuis le début, nous savions que cette enfant radieuse n’était pas normale puisque Lasher nous avait prévenus.

Je me procurai un grand cahier à la couverture de cuir et au papier de parchemin et me mis à écrire tout ce que je savais de Lasher et de la famille. C’était un travail de longue haleine. À La Nouvelle-Orléans, j’avais commencé bien des fois à écrire mes souvenirs mais je n’avais jamais mené l’entreprise jusqu’au bout. Cette fois, je n’avais pas l’intention de m’arrêter en chemin.

Je couchai sur le papier jusqu’au moindre détail concernant Riverbend, Donnelaith, les légendes, le saint. Absolument tout. J’écrivais très vite et frénétiquement, conscient de ce que, à n’importe quel moment, le monstre pouvait m’empêcher de continuer.

Mais il s’en abstint.

Le professeur m’envoyait chaque jour des récits concernant saint Ashlar. Il s’agissait principalement de vœux exaucés ou de miracles et ses recherches ne m’apportaient rien que je ne sache déjà. On avait commencé des fouilles à Donnelaith mais il y en avait pour des siècles. De toute façon, que pouvait-on découvrir ?

Malgré tout, j’envoyais des lettres enthousiastes au professeur et à ses amis. Je leur allouais de nouveaux fonds et leur donnais toutes les autorisations qu’ils me demandaient dès qu’il s’agissait de Donnelaith et de ses ruines. Je recopiais chacune de mes lettres dans mon grand cahier.

Je pris un second cahier dans lequel je commençai à rédiger ma propre biographie. Je l’avais choisi bien solide pour qu’il dure longtemps. Je n’aurais jamais cru que ces deux cahiers ne me survivraient pas.

Pendant que j’écrivais, Lasher ne me dérangeait jamais. Il restait avec Mary Beth qui, pratiquement jusqu’à l’heure de son accouchement, passa son temps entre Londres, Canterbury et Stonehenge en compagnie de jeunes gens. Je crois que deux d’entre eux, des étudiants d’Oxford profondément épris d’elle, l’accompagnèrent à l’hôpital pour la naissance.

Pendant toute cette période, je ne me suis jamais senti aussi éloigné d’elle. Elle adorait la ville, les sites historiques mais aussi les dernières nouveautés. Par exemple, elle se précipitait pour visiter des usines et aller au théâtre. Elle visita la Tour de Londres et le musée de cire, qui était très à la mode. Le fait d’être enceinte ne la gênait pas le moins du monde ; elle était si grande, si forte, si solide. Elle se sentait mieux dans la peau d’un homme que d’une femme et, pourtant, elle était si féminine, belle, heureuse d’avoir bientôt un enfant, bien que sachant que ce ne serait pas une sorcière.

— C’est ma fille, disait-elle. Elle s’appellera Mayfair comme moi. C’est tout ce qui compte.

Moi, je restais enfermé dans ma chambre avec le passé, avide de laisser à la postérité un document qui pourrait être utile. Or, avec le temps, je me rendis compte que j’avais écrit tout ce que je savais et j’en ressentais une grande frustration.

Lasher finit par apparaître.

Il avait pris le même aspect que le jour où nous avions marché ensemble jusqu’au château. Il était venu en ami, en réconfort. Je le laissai me caresser le front et me consoler de ses baisers. Mais, au fond de moi, j’étais malheureux. J’avais découvert ce que je voulais savoir et je n’en étais pas plus avancé. J’étais impuissant. Mary Beth l’aimait et ne voyait pas plus son pouvoir que les sorcières qui, avant elle, avaient composé avec lui, lui avaient donné des ordres ou s’étaient laissé embrasser par lui.

Pour finir, je le priai gentiment de me laisser seul et d’aller veiller sur la sorcière. Il obtempéra.

Mary Beth, qui avait enfanté la veille, était toujours à l’hôpital avec sa petite fille et se laissait dorloter par les infirmières.

Je décidai d’aller me promener dans Londres.

Mes pas m’amenèrent devant une vieille église. Sans savoir pourquoi, j’y entrai et m’assis sur un banc, tout au fond. J’inclinai la tête et me mis à prier.

— Dieu, aide-moi, dis-je. Je ne t’ai jamais réellement prié, sauf quand j’étais dans la mémoire de cette créature, dans la cathédrale, devant le vitrail de saint Ashlar. Mais je vais essayer. Que dois-je faire ? Détruire cette créature signifierait-il la destruction de ma famille ?

J’étais profondément absorbé dans ma prière lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je levai les yeux et aperçus un jeune homme vêtu de noir, un peu trop élégant et éduqué pour être ordinaire. Il avait de magnifiques cheveux noirs bien peignés et des yeux étonnants, petits, mais d’un gris splendide.

— Venez avec moi, m’intima-t-il.

— Pourquoi ? Êtes-vous la réponse à mes prières ?

— Non, mais je veux savoir ce que vous savez. Je suis du Talamasca. Savez-vous qui nous sommes ?

Bien sûr que je connaissais ces gens d’Amsterdam. Le vieux professeur me les avait décrits et mon ancêtre Petyr Van Abel avait été l’un des leurs.

— C’est exact, Julien. Vous en savez plus que je ne croyais. Venez, j’aimerais parler avec vous.

— Et pourquoi vous suivrais-je ?

Soudain, je sentis l’air remuer et se réchauffer autour de moi et une violente bourrasque traversa l’église et fit claquer les portes. Le jeune homme regardait tout autour de lui, frappé de stupeur.

— Je croyais que vous vouliez savoir tout ce que je savais, dis-je. Vous avez plutôt l’air de quelqu’un qui a peur, maintenant.

— Julien Mayfair, vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites.

— Vous, vous savez, je suppose ?

Le vent se fit de plus en plus fort et rouvrit les portes, laissant entrer du dehors un faisceau de lumière qui éclaira les statues poussiéreuses.

L’homme recula en regardant vers l’autel lointain. L’air se rassembla, le vent se renforça et se mit à souffler dans sa direction. Je sentis qu’il allait le frapper avec force. Le choc renversa l’homme sur le sol de marbre. Il se releva rapidement et s’éloigna de moi à reculons. Du sang coulait de son nez sur ses lèvres et son menton. Il prit un mouchoir et s’essuya.

Mais le vent n’en avait pas terminé. Un grondement de tremblement de terre s’éleva dans l’église.

L’homme se rua dehors et disparut. Le vent s’arrêta. Soudain, l’air redevint calme, comme si rien ne s’était produit. La nef s’obscurcit, le soleil ne pénétrant plus que par les vitraux.

Je me rassis et fixai l’autel des yeux.

— Eh bien, esprit ?

La voix secrète de Lasher me répondit dans le vide et le silence.

— Je ne veux pas que ces gens s’approchent de toi. Je ne veux pas qu’ils approchent mes sorcières.

— Ils te connaissent, n’est-ce pas ? Ils ont exploré la vallée à maintes reprises. Ils connaissent ton existence. Mon ancêtre Petyr Van Abel…

— Oui, oui et oui. Mais je t’ai dit que le passé ne comptait pas.

— Connaître le passé n’avancerait donc à rien ? Alors pourquoi as-tu fait partir cet homme ? Tu sais, tout cela me paraît bien suspect.

— L’avenir, Julien. L’avenir.

— À mon avis, ce que j’ai appris pourrait bien empêcher ce que tu vois dans l’avenir.

— Tu es vieux, Julien. Tu m’as bien servi et tu me serviras encore. Je t’aime. Mais, à ta place, je ne parlerais plus jamais à ces gens du Talamasca et je ne les laisserais pas ennuyer Mary Beth ni aucune de mes sorcières.

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? Quel est leur intérêt ? Le vieux professeur d’Edimbourg m’a dit qu’ils collectionnaient les objets anciens.

— Ce sont des menteurs. Ils prétendent étudier le passé, et uniquement ça, mais, en réalité, ils cachent un secret épouvantable. Et moi, je connais ce secret. Je ne veux pas qu’ils tournent autour de toi.

— Tu les connais aussi bien qu’ils te connaissent ?

— Oui. Ils ont une attirance irrésistible pour les mystères. Mais ce sont des menteurs. Ils se servent de leurs connaissances à leurs propres fins. Ne leur dis jamais rien. N’oublie pas ce que je t’ai dit. Ils mentent. Protège le clan contre eux.

J’acquiesçai et sortis. Je réintégrai ma suite et ouvris mon grand cahier, celui consacré au clan et à Lasher.

J’écrivis :

« Esprit, si tu crains réellement ces érudits, si tu tiens vraiment à les écarter de notre chemin, alors pourquoi avoir fait une telle démonstration de puissance devant celui qui est venu me voir ?

Pourquoi lui avoir montré ta présence et ta force comme tu ne l’as jamais fait pour aucun autre étranger ? Surtout à lui qui est déjà allé dans la vallée de Donnelaith et qui en sait long sur toi. Oh, lamentable petit esprit puéril, tu n’imagines pas à quel point j’ai envie de me débarrasser de toi ! »

Je refermai mon cahier.

Quelques jours plus tard, Mary Beth sortit de l’hôpital et, dans sa triomphante maternité, se réinstalla à l’hôtel. Pendant qu’elle écumait les boutiques de Londres pour acheter toutes sortes de babioles pour le bébé, je décidai de faire mes propres recherches sur cet ordre mystérieux, le Talamasca.

Ce n’était pas une tâche facile. Les renseignements étaient encore plus rares que pour saint Ashlar. Je n’obtins que de vagues suggestions de la part des professeurs de Cambridge que je contactai : ces gens seraient des sortes de collectionneurs, d’historiens.

Je savais qu’ils n’étaient pas que cela. Je me rappelais trop bien le jeune homme aux yeux gris et aux belles manières et son effroi lorsque le vent l’avait renversé.

Je finis par découvrir leur maison mère, mais il me fut impossible d’en approcher. Parvenu à l’entrée du parc, j’observai les hautes fenêtres et les cheminées, mais le démon s’interposa pour m’empêcher d’avancer. Il me dit :

— Julien, va-t’en d’ici. Ces hommes sont mauvais. Ils détruiront ta famille. Va-t’en tout de suite. Il faut que tu engendres une sorcière avec Mary Beth. Je vois loin et de plus en plus clair.

Je n’étais pas de taille à lutter. Je compris que si Lasher m’avait laissé apprendre sur le Talamasca le peu que je savais, c’était parce qu’il était sans conséquence. Il m’empêcherait d’aller plus avant.

J’inscrivis cette découverte dans mon cahier. J’allais désormais me méfier de cet ordre.

Pour conclure mon récit, permettez que je vous résume le peu que j’ai appris pendant toutes ces années mais dont vous devez vous armer. Ne faites jamais confiance à personne en dehors de vous-même dans la tâche que vous devez entreprendre : détruire Lasher. Maintenant qu’il s’est incarné, on peut le tuer, le neutraliser. Retournera-t-il d’où il vient ? Dieu seul le sait. Mais vous devez absolument mettre fin à la tyrannie qu’il exerce sur notre famille, mettre un terme à toutes ces années d’horreur.

 

À mon retour, je pressai Mary Beth d’épouser Daniel McIntyre, un de mes amants fort charmant dont elle était éprise. Lasher continuait d’insister pour que je m’accouple avec elle. Le premier enfant de Mary Beth et Daniel fut une petite fille têtue et désagréable, prénommée Carlotta, qui, dès le début, fut versée dans la religion catholique : à croire que des anges s’étaient penchés sur son berceau à sa naissance. J’aurais nettement préféré qu’ils l’emmènent directement au paradis… Lasher continuait de me harceler pour que je fasse une fille à Mary Beth.

Nous entrions alors dans une ère de modernisme dont les changements eurent un grand impact tout autour de nous. Mary Beth était une femme si déterminée et réussissait si bien ce qu’elle entreprenait que, pour elle, la famille était la seule réalité qui comptait.

Elle gardait pour elle tout ce qu’elle savait sur Lasher et m’ordonnait de ne montrer mes cahiers à personne.

Dans son idée, Lasher devait devenir un fantôme et une légende, et nul ne devait savoir qui il était en réalité.

Finalement, après avoir donné deux enfants à Daniel, dont aucun ne pouvait servir ses desseins puisque le second, Lionel, était un garçon et, par conséquent, encore moins approprié que Carlotta, je me rendis à ses arguments et à ceux de Lasher. De l’union d’un vieil homme avec sa fille naquit donc ma belle Stella.

Stella était la sorcière. Elle voyait Lasher et possédait des dons inimaginables. Malheureusement, dès sa plus tendre enfance, elle révéla une propension au plaisir qui surpassait toute autre passion. Elle était capricieuse et dévergondée et passait son temps à chanter et à danser. J’en vins même, sur mes vieux jours, à me demander comment son caractère insouciant s’accommodait de tous les secrets qu’elle connaissait et si elle n’était pas venue au monde uniquement pour m’apporter le bonheur.

Stella. Ma somptueuse Stella. Elle gardait nos secrets comme s’ils n’avaient été qu’un simple voile qu’elle pouvait déchirer à tout moment. Mais elle ne montrait aucun symptôme de folie et, pour Mary Beth, c’était l’essentiel. Elle était l’héritière, le lien de Lasher vers la sorcière qui, un jour, lui permettrait de redevenir vivant.

Nous étions au début du XXe siècle et j’étais maintenant un très vieil homme.

Tout changeait. Le monde entier changeait. Fini le paradis champêtre de Riverbend, finie la pratique de la sorcellerie, finis les sorts, les bougies et les incantations.

Il ne restait plus qu’une famille immense et riche, à laquelle personne n’était de taille à se mesurer, et dont on racontait l’histoire, le soir au coin du feu, pour faire rêver les enfants.

Ces années furent un enchantement. De la longue lignée des Mayfair, nul ne profita mieux que moi de la vie.

Je fondai la société Mayfair & Mayfair avec mes fils Cortland, Barclay et Garland. Le patrimoine familial étant devenu ce qu’il était, faramineux, Mary Beth m’aida à créer la société qui serait chargée de sa gestion. Mais la quête du plaisir restait mon activité principale.

Lorsque je n’étais pas occupé à discuter avec mes fils et leurs épouses, à jouer avec mes petits-enfants ou à m’amuser avec Stella, je me rendais à Storyville, le fabuleux quartier chaud de l’époque, pour faire l’amour avec les plus belles femmes. Comme Mary Beth, mère de trois enfants, ne m’accompagnait plus dans mes escapades, j’emmenais mes jeunes amants avec moi et m’adonnais aux plaisirs de la chair avec des femmes et des hommes.

Ah, Storyville ! Que de bons moments passés, que d’expériences ! Mais c’est une autre histoire…

Pendant toutes ces années, j’ai menti à mes fils. Par omission. Jamais je ne leur ai parlé de mes péchés, de mes débauches, de mes pouvoirs, de mes relations avec Mary Beth, de mon lien de sang avec Stella. J’essayais de leur ouvrir les yeux sur le monde pratique, sur les vérités que l’on trouvait dans la nature et les livres et que j’avais apprises dès ma plus tendre jeunesse. Je n’osais pas leur transmettre mes secrets et, de toute façon, plus ils devenaient adultes, plus je savais qu’aucun d’eux ne serait digne de les connaître. Mes fils étaient de bons garçons, bien solides, d’excellents financiers qui servaient la famille avec ferveur. Ils représentaient tous les trois le meilleur de moi-même et je devais leur épargner le pire.

Chaque fois que j’essayais de parler avec Stella, elle s’assoupissait ou éclatait de rire.

— Tu n’as pas besoin de me faire peur avec tes histoires, me dit-elle un jour. Maman m’a raconté toutes tes idées saugrenues et tes rêves. Lasher est mon très cher esprit et il fait tout ce que je lui dis. Le reste ne m’intéresse pas. Tu sais, Julien, c’est une sacrée veine pour une famille d’avoir un petit fantôme à soi.

J’étais stupéfait. C’était une fille des temps modernes. Elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle disait. Dire que j’avais vécu aussi longtemps pour voir ça : Carlotta, l’aînée, une espèce de monstre bigot et malveillant, et Stella, cette enfant rayonnante qui voyait l’esprit de ses propres yeux et trouvait cela très original. Je me demandais parfois si elle n’allait pas me rendre fou.

Tout en vivant dans le confort et le luxe, tout en passant mon temps à goûter aux plaisirs des temps nouveaux, à conduire mon automobile et écouter des disques sur mon Victrola, j’avais de plus en plus peur de ce que l’avenir nous réservait.

Je savais que le démon était mauvais. Je savais qu’il était un fieffé menteur et que le mystère qu’il représentait pouvait être mortel. J’avais peur des érudits d’Amsterdam et de ce jeune homme qui avait tenté de me parler dans l’église.

Lorsque le professeur m’écrivit d’Édimbourg que le Talamasca le harcelait pour lire les lettres qu’il m’envoyait, je lui ordonnai immédiatement de ne rien révéler et doublai sa rémunération. Il m’assura de sa loyauté et jamais je ne doutai de lui.

Le comportement de ces érudits et celui de l’esprit devant eux me paraissaient tout à fait insensés. Pourquoi l’homme m’avait-il parlé avec un air si grave ? Et pourquoi l’esprit lui avait-il fait une telle démonstration de force ? Je pressentais qu’il y avait une question de stratégie là-dedans. L’esprit avait-il juste cherché à s’amuser ou cachait-il quelque chose de sérieux ?

Sur mes vieux jours, je me retirai dans la chambre mansardée en compagnie de l’une des plus magnifiques inventions de l’époque, un Victrola portable. Vous n’imaginez pas avec quel délice j’écoutais mes disques. Je pouvais même poser l’appareil dans l’herbe et faire jouer un air d’opéra.

J’adorais cela. Et pendant que j’écoutais de la musique, Lasher ne pouvait entrer dans ma tête, bien que, à dire vrai, il ne le fit plus très souvent.

Il avait Mary Beth et la petite Stella pour s’occuper et les adorait toutes les deux, tirant d’elles sa force en passant de l’une à l’autre. En fait, ses grands moments de bonheur étaient de les avoir toutes les deux ensemble.

Moi, je me passais fort bien de lui. J’écrivais dans mes cahiers, que je cachais sous mon lit, et j’avais mon amant, Richard Llewellyn, un charmant jeune homme qui vénérait jusqu’au sol que je foulais et dont la compagnie m’était toujours agréable. Pour sa propre sécurité, je n’ai jamais osé faire de lui mon confident.

Ma vie était riche de bien des façons. Mon neveu Clay vivait avec nous, ainsi que Millie, la fille de Rémy, et mes fils devenaient des hommes vigoureux. Nous nous employions à l’expansion de la société Mayfair & Mayfair, qui contrôlait toutes nos activités.

Lorsque Carlotta eut douze ans, je décidai de la mettre dans la confidence et de lui raconter toute l’histoire. Je lui montrai mes cahiers et tentai de la mettre en garde. Je lui dis que Stella hériterait de l’émeraude, qu’elle serait la favorite de ce démon fourbe qui, en réalité, était le fantôme de quelqu’un qui avait existé et que son unique objectif était de redevenir vivant.

Je n’oublierai jamais sa réaction.

— Espèce de démon, de sorcier. J’ai toujours su que ce monstre vivait ici, dans l’ombre. Et voilà que tu lui attribues un nom et même une histoire !

Elle se dit fermement décidée à le combattre au moyen de sa foi catholique, « par le pouvoir du Christ, de sa sainte Mère et de tous les saints ».

Nous eûmes une terrible dispute.

— Tu ne comprends donc pas que ta religion n’est qu’une autre forme de sorcellerie ? lui criai-je.

— Et toi, qu’est-ce que tu essaies de me dire, espèce de vieux fou ? Que je dois me compromettre avec ce démon ? Que je dois le connaître pour le vaincre ? Eh bien, je vais le détruire, et toutes les sorcières avec lui, s’il le faut. Tu ne perds rien pour attendre ! Je laisserai le testament sans héritière. Je mettrai fin à toutes ces inepties.

J’étais désespéré. Je la suppliai de m’écouter, de réviser sa position, d’accepter mes conseils et de sortir ces idées de son esprit. Mais elle était fermement résolue à s’en remettre à sa religion, son chapelet et ses messes pour mettre un terme à tous ces mystères.

Plus tard, Mary Beth me conseilla de ne pas attacher trop d’importance aux paroles de Carlotta.

— C’est une enfant triste, me dit-elle. Je ne l’aime pas. J’ai bien essayé, mais en vain. J’aime Stella. Et Carlotta le sait. Elle sait qu’elle n’héritera pas de l’émeraude. Elle l’a toujours su et, aujourd’hui, elle est pleine de haine et de jalousie.

— Mais tu ne vois pas qu’elle est plus intelligente que Stella ? J’adore Stella moi aussi. Mais Carlotta est la tête pensante.

— Tout est joué depuis longtemps, Julien. L’esprit de Carlotta m’est fermé. Et Lasher ne tolérera jamais qu’elle fasse autre chose que servir la famille.

— Tu vois à quel point c’est lui qui contrôle tout ici ? Comment Carlotta pourrait-elle servir la cause de la famille ? Et en quoi les types d’Amsterdam le font-ils ? Je dois éclaircir tout cela. Tu sais que l’esprit peut éliminer tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.

— Tu réfléchis beaucoup trop pour un vieil homme, dit-elle. Et tu ne dors pas assez. Les types d’Amsterdam ? Qu’est-ce que ça peut nous faire que ces gens racontent toutes sortes d’histoires à notre propos ? Qu’ils disent que nous sommes des sorcières ? C’est bien ce que nous sommes, et c’est notre force. Toi, tu essaies de tout faire rentrer dans un certain ordre. Or, aucun ordre n’est possible nous concernant.

— Tu te trompes. Tu fais une erreur de jugement.

Chaque fois que je regardais les yeux innocents de Mary Beth, le courage me manquait pour lui avouer tout ce que je savais. Et la voir jouer négligemment avec le collier d’émeraude me donnait des frissons.

Je décidai de lui montrer où je cachais mes cahiers, sous mon lit. Et je lui dis qu’il faudrait un jour qu’elle les lise. Je lui parlai du Talamasca, ces érudits d’Amsterdam qui étaient au courant pour l’esprit mais qui constituaient un réel danger pour nous. Il ne fallait pas s’approcher d’eux. Je lui appris également comment distraire l’attention de l’esprit et lui décrivis sa vanité. Je lui narrai donc tout ce que je pouvais, mais je fus incapable d’aller jusqu’au bout.

Mary Beth était la seule à tout savoir. Et, avec le temps, elle avait beaucoup changé. Elle était devenue une femme du XXe siècle. Elle apprenait à Stella ce que, selon elle, elle devait savoir. Elle lui avait donné les poupées des sorcières pour qu’elle joue avec. Elle lui avait donné celle faite avec la peau, les ongles et les os de ma mère ! Et celle de Katherine.

Un jour, en descendant l’escalier, je vis Stella assise au bord de son lit, les jambes croisées, en train de faire tenir une conversation entre les poupées représentant ma mère et Katherine.

— Mais quelle foutaise ! m’exclamai-je.

Mary Beth m’entraîna avec elle.

— Allez, Julien ! Elle doit savoir qui elle est. C’est une vieille coutume.

— Mais cela ne veut rien dire !

Je parlais dans le vide. Mary Beth était dans la fleur de l’âge. J’étais un très vieil homme.

Cette nuit-là, dans mon lit, la vision de la petite fille en train de jouer avec ces poupées ineptes me hanta longtemps. Je ressassai de quelle façon je pourrais lui faire comprendre la distinction entre le réel et l’irréel et l’avertir des problèmes qu’elle pourrait avoir avec l’esprit. Par ailleurs, mon pire adversaire était Carlotta, même si, comme moi, elle mettait Stella en garde. Mais Stella ne nous écoutait ni l’un ni l’autre.

Je finis pas sombrer dans un sommeil profond et, durant la nuit, je rêvai à nouveau de Donnelaith et de la cathédrale.

À mon réveil, je fis une découverte dramatique. Mais pas immédiatement.

Je m’assis dans mon lit, bus mon chocolat, lus quelque temps, du Shakespeare, je crois. Ah oui ! La Tempête. Un de mes serviteurs m’avait récemment fait remarquer que je n’avais encore pas lu cette pièce. Quoi qu’il en soit, j’en lus quelques pages, et j’en fus enchanté. Vint ensuite le moment d’écrire.

Je descendis du lit, me mis à genoux et tendis la main pour attraper mes cahiers. Volatilisés ! La cachette était vide.

En cet instant tragique, je sus qu’ils étaient perdus pour toujours. Personne ne touchait à mes affaires dans cette maison. Personne n’aurait osé venir la nuit dans ma chambre pour emporter mes précieux cahiers. Ce ne pouvait être que Mary Beth. Et si elle les avait pris, il ne devait plus rien en rester.

Je me précipitai dans l’escalier, au risque de me casser le cou. Au moment d’atteindre les portes-fenêtres donnant sur le jardin, je ressentis une douleur au côté et à la tête. Je dus appeler des serviteurs pour qu’ils m’aident.

Lasher vint m’envelopper et me calmer.

— Calme-toi, Julien, m’exhorta-t-il. J’ai toujours été bon envers toi.

À travers les fenêtres, j’avais aperçu un grand feu au fond de la cour, loin de la rue, et la silhouette de Mary Beth qui y jetait un objet après l’autre.

— Arrête-la, murmurai-je dans un souffle.

J’avais du mal à respirer. La créature était invisible mais présente tout autour de moi, et me soutenait.

— Julien, je t’en prie. Ne va pas plus loin.

Luttant de toutes mes forces pour ne pas m’évanouir, j’observai les piles de livres sur l’herbe, les vieux tableaux de Saint-Domingue, les portraits de nos plus lointains ancêtres. J’aperçus les livres de comptes, les registres et tous les papiers de l’ancien bureau de ma mère, toutes les fadaises qu’elle avait écrites. Même les paquets de lettres d’Edimbourg ! Un seul de mes cahiers avait encore échappé au feu et, au moment où j’appelai Mary Beth, elle s’apprêtait à le jeter dans les flammes.

Je concentrai tout mon pouvoir pour l’arrêter. Elle fit volte-face, comme attrapée au vol par un crochet. Le cahier à la main, elle me fixa des yeux, médusée et paralysée par le pouvoir qui avait retenu sa main. Alors, le vent se leva, s’empara du cahier et le lança vers les flammes, où il retomba en tourbillonnant.

J’eus la respiration coupée. Aucune malédiction ne put sortir de ma bouche. Ce fut le trou noir.

A mon réveil, j’étais dans mon lit.

Richard, mon jeune et tendre ami, était auprès de moi. Et Stella aussi, qui me tenait la main.

— Il fallait que maman brûle toutes ces vieilleries, s’excusa-t-elle.

Je ne répondis rien. En fait, j’avais subi une légère attaque et, sans le savoir, j’étais incapable de parler. Je crus que mon silence était délibéré. Ce n’est que le lendemain, lorsque Mary Beth me rendit visite, que je compris mon incapacité à émettre quelque son que ce fût. De toute façon, aucun mot n’aurait su exprimer toute ma colère.

C’était en fin de soirée. Lorsqu’elle vit dans quel état j’étais, elle eut l’air très désemparée. Elle appela Richard sur un ton de reproche, comme pour le réprimander. Il, arriva et tous deux m’aidèrent à descendre l’escalier. A les voir, on aurait dit qu’ils pensaient que si j’étais capable de sortir de mon lit et de marcher, je ne mourrais pas dans la nuit.

Je m’assis sur le canapé du salon.

Comme j’aimais ce double salon. Autant que vous, Michael. C’était vraiment confortable de rester à ne rien faire, sauf regarder à travers les portes-fenêtres donnant sur la pelouse, où toute trace de ce maudit feu avait disparu.

Mary Beth parla pendant de longues heures. En substance, elle m’expliqua que mon temps et mes méthodes étaient révolus.

J’étais révolté. Je me sentis à nouveau très mal. On m’apporta des oreillers et des couvertures. Je ne pus remonter l’escalier avant le lendemain. J’étais presque décidé à me laisser mourir sur place, mais un événement particulier me fit changer d’avis et me ramena à la vie.

J’étais allongé sur le canapé. Il faisait très chaud et je sentais la brise du fleuve entrer par les portes-fenêtres. J’essayais de fermer mes narines à l’odeur du feu qui avait brûlé tout ce que j’avais de plus précieux. C’est alors que j’entendis Carlotta se disputer avec sa mère sur un ton qui montait de plus en plus.

Pour finir, elle vint me voir et me jaugea du regard. C’était une mince adolescente élancée qui devait avoir dans les quinze ans. Elle n’était pas si désagréable à regarder avec ses cheveux souples et ce qu’il est convenu d’appeler des yeux intelligents.

— Dire que tu fais tout un foin à propos de ce feu, me dit-elle avec une froideur incroyable, alors que tu les as laissé faire ce qu’ils ont fait à cet enfant. Ils l’ont fait par peur de mère, tu sais ça ? De mère et de toi.

— Mais de quoi parles-tu ? Quel enfant ?

Mais elle était partie, furieuse et désespérée. Stella apparut à cet instant et je lui répétai les paroles de Carlotta.

— Stella, qu’est-ce que ça veut dire ? De quoi parle-t-elle ?

— Elle a osé te le dire ? Elle sait pourtant que tu es malade et que tu t’es disputé avec mère.

Les larmes lui montaient aux yeux.

— Ce n’est rien, reprit-elle. C’est une histoire avec les Mayfair de Fontevrault. Tu sais, les zombis d’Amelia Street.

Bien sûr que je savais de qui il s’agissait. Les Mayfair de Fontevrault étaient les descendants de mon cousin Augustin, celui que j’avais abattu d’un coup de pistolet. Sa femme et ses enfants avaient fondé la lignée de Fontevrault, comme je vous l’ai raconté. Ils avaient leur propre plantation somptueuse dans le bayou, à des kilomètres de chez nous. Et ils ne daignaient nous rendre visite qu’à l’occasion des très grandes réunions de famille. Nous visitions leurs malades et les aidions à enterrer leurs morts. Ils nous rendaient la pareille mais, au fil des ans, nos relations ne se sont pas grandement améliorées.

Certains d’entre eux, le vieux Tobias et son fils Walker, il me semble, avaient fait construire une magnifique maison sur Saint Charles Avenue, dans Amelia Street. Et j’avais suivi sa construction avec beaucoup d’intérêt. Il y avait tout un paquet de Mayfair qui vivaient là-bas, surtout des vieilles femmes et des vieillards qui me battaient tous froid. Tobias était un vieux fou qui avait vécu bien trop longtemps, tout comme moi. C’était l’homme le plus retors que j’aie jamais connu. Toute sa vie il m’a tenu pour coupable de tous les événements malheureux qui se produisaient dans la famille.

Les autres n’étaient pas si méchants que ça. Bien entendu, ils étaient riches puisqu’ils bénéficiaient avec nous des activités de la famille. Mary Beth les invitait toujours à ses grandes fêtes de famille, surtout les jeunes. Certains d’entre eux avaient épousé des membres de notre branche. Tobias, dans sa haine rancunière, qualifiait ces mariages croisés de « danses nuptiales sur la tombe d’Augustin ». Et tout le monde savait que Mary Beth souhaitait plus que tout au monde que tous les Mayfair reviennent au bercail.

Je pourrais vous raconter un tas d’histoires étonnantes sur Tobias et sa manie de vouloir me tuer. Mais ce n’est pas le moment. J’attendais que Stella m’explique ce que Carlotta avait voulu dire.

— Qu’est-ce que les rejetons d’Augustin ont encore fait ? lui demandai-je.

C’était ainsi que j’appelais toujours cette bande d’abrutis.

— Rapunzel, Rapunzel, chantonna-t-elle. C’est de cela qu’il s’agit. Renonce à tes longs cheveux ou passe le reste de tes jours dans la mansarde.

Elle avait chanté avec une grande gaieté.

— C’est à propos de cousine Evelyne, mon cher, poursuivit-elle. Tout le monde dit qu’elle est la fille de Cortland.

— Quoi ? Tu veux parler de mon fils Cortland ? Tu dis qu’il a fait un enfant à l’une de ces femmes ? L’une de ces Mayfair-là ?

— Il y a treize ans, Cortland est arrivé complètement ivre à Fontevrault et a fait un enfant à Barbara Ann. Tu sais, la fille de Walker. Et cet enfant, c’est Évelyne. Tu te souviens ? Barbara Ann est morte en la mettant au monde. Eh bien, je te le donne en mille, Évelyne est une sorcière, la plus puissante sorcière qu’il y ait jamais eu, et elle voit l’avenir.

— Qui dit ça ?

— Tout le monde. Elle a le sixième doigt ! Elle est marquée, très cher, et elle est vraiment tout ce qu’il y a de plus bizarre. Tobias l’a enfermée de crainte que mère ne veuille la tuer ! Tu te rends compte ? Il a peur que mère et toi lui fassiez du mal. En résumé, tu es son grand-père. Cortland m’a avoué qu’il était bien son père mais il m’a fait jurer de ne jamais te le répéter. « Tu sais à quel point père hait ceux de Fontevrault, m’a-t-il dit. Et qu’est-ce que je peux apporter à cette enfant alors que toute cette branche de la famille me déteste ? »

— Attends un peu ! Va doucement. Es-tu en train de me dire que Cortland a abusé de cette écervelée de Barbara Ann, qu’elle est morte en mettant Évelyne au monde et qu’il ne s’est jamais occupé de l’enfant ?

— Il n’a pas vraiment abusé d’elle, tu sais. Elle était enfermée dans la mansarde et n’avait probablement jamais rencontré d’être humain avant que Cortland ne monte rendre visite à la pauvre prisonnière. Et je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. J’étais à peine née. Mais ne sois pas fâché contre Cortland. De tous tes fils, c’est celui qui t’adore le plus. Et il risque de se retourner contre moi s’il apprend que je t’ai tout raconté. Tu ferais mieux d’oublier tout ça.

— Oublier ? Alors que j’ai une petite-fille prisonnière à quelques pâtés de maisons d’ici ? Rien d’étonnant à ce que Carlotta soit hors d’elle. Elle a parfaitement raison. Toute cette histoire est atroce.

Stella se leva de sa chaise en battant des mains.

— Mère ! Mère ! Oncle Julien est guéri. Il est redevenu lui-même. Nous allons à Amelia Street.

Mary Beth arriva en courant.

— Carlotta t’a tout raconté ? Surtout, ne te mêle pas de ça.

— Non mais tu plaisantes ?

J’étais complètement enragé.

— Oh, mère ! s’exclama Stella. Tu me fais penser à la reine Élizabeth qui craignait la puissance de sa pauvre cousine Mary Stuart. Cette fille ne peut nous faire aucun mal ! Elle n’a rien à voir avec Mary Stuart. Elle n’est jamais sortie de la maison de toute sa vie. Comme Barbara Ann et pour la même raison. Dans cette famille, beaucoup de gens ont des dons de sorcellerie, oncle Julien. Barbara Ann n’avait pas toute sa tête, disait-on, mais sa fille a du sang de Cortland et elle voit l’avenir.

— Personne ne peut réellement voir l’avenir, déclara Mary Beth. Et personne ne devrait avoir envie de le voir, du reste. Julien, cette fille est singulière. Elle est timide, entend des voix et voit des fantômes. Rien de bien nouveau. Elle est très isolée et a été élevée par des personnes âgées.

— Cortland ! Comment a-t-il pu oser me cacher tout cela ? dis-je.

— Il n’a pas osé, justement, dit Mary Beth. Il ne voulait pas te contrarier.

— Il s’en fiche pas mal, oui. Quel crétin de laisser ce bébé à ces cousins-là ! Et Carlotta est allée là-bas ?

— Carlotta est allée demander à la fille de dire ce qu’elle voyait et de faire des prédictions. Je le lui avais interdit, mais elle est passée outre. Elle avait entendu dire que cette fille avait plus de pouvoir que n’importe qui d’autre dans la famille.

— Plus de pouvoir que n’importe qui d’autre ! Il fut un temps où c’était mon cas. A l’époque des chevaux et des calèches, des esclaves et de la vie paisible. Plus de pouvoir !

— Mais, tout de même, répliqua Mary Beth, il y a un élément en sa faveur : par le jeu des croisements entre les lignées de la famille, elle a un nombre incroyable d’ancêtres Mayfair et, puisqu’elle est la fille de Cortland, elle entre par ailleurs dans notre lignée et le nombre de ses ascendants Mayfair devient incalculable.

— Je vois, dis-je. Barbara Ann était la fille de Walker et de Sarah, tous les deux Mayfair. Oui, et Sarah était la fille d’Aaron et de Melissa Mayfair.

— Oui, et ainsi de suite. Tu te rends compte ? On ne lui trouverait probablement aucun ancêtre qui n’ait pas été un Mayfair.

— C’est effectivement un élément en sa faveur, conclus-je.

J’eus envie de prendre mes cahiers pour y consigner tout cela et y réfléchir. Mais je me souvins qu’ils étaient partis en fumée et je me sentis très triste. Je laissai les deux femmes discuter ensemble.

— Celte fille ne voit pas plus l’avenir que quelqu’un d’autre, déclara Mary Beth en s’asseyant a côté de moi. Carlotta est allée là-bas pour chercher un soutien contre la malédiction qu’elle estime peser sur nous. Elle est obsédée par ça.

— Elle a de forts pressentiments, comme nous tous, dit Stella dans un soupir parfaitement mélodramatique.

— Et que s’est-il passé ?

— Carlotta est montée dans la mansarde. Elle y est allée plusieurs fois, d’ailleurs. Elle a apprivoisé la fille, qui ne parle pratiquement jamais et, finalement, celle-ci lui a fait une prédiction terrible.

— Laquelle ?

— Que nous allons tous périr par la main de celui qui nous a élevés et soutenus.

Je levai la tête et scrutai Mary Beth du regard.

— Julien, ça ne veut absolument rien dire.

— C’est pour ça que tu as brûlé mes cahiers ? C’est pour ça que tu as détruit toutes les informations que j’avais recueillies ?

— Julien, Julien. Tu es un vieux rêveur. La fille a probablement dit ça pour obtenir un cadeau, ou que Carlotta s’en aille. Elle est pratiquement muette. Elle reste assise toute la journée devant la fenêtre à regarder les voitures passer dans Saint Charles Avenue. Parfois, elle chante, ou elle parle en vers. Elle est incapable de lacer ses chaussures ou de se brosser les cheveux.

— C’en est assez ! Faites amener ma voiture devant la porte.

— Mais tu ne peux pas conduire ! s’écria Mary Beth. Tu es trop faible. Tu veux vraiment mourir sur les marches du perron d’Amelia Street ? Aie au moins la courtoisie de mourir dans ton lit, auprès de nous.

— Je ne suis pas encore prêt à mourir, ma chère fille, dis-je. Alors, tu fais avancer ma voiture devant la maison ou j’y vais à pied ? Richard, où est Richard ? Richard, apporte-moi des vêtements propres et tout ce qu’il faut. Je vais me changer dans la bibliothèque. Je ne peux pas monter. Dépêche-toi !

— Mais tu vas leur faire une peur de tous les diables ! cria Stella. Ils vont croire que tu viens pour la tuer !

— Et pourquoi ferais-je une chose pareille ?

— Parce qu’elle est plus puissante que nous, tu ne comprends donc pas ? Oncle Julien, pense à l’héritage. C’est ce que tu me dis toujours de faire. Est-ce qu’elle ne pourrait pas tout réclamer pour elle ?

— Certainement pas, dis-je. Pas tant que Mary Beth a une fille et que Stella, sa fille, n’a pas prouvé qu’elle ne peut pas en avoir une. Aucun recours n’est possible.

— Ils disent qu’il existe certaines dispositions qui ont trait au pouvoir, aux dons de sorcellerie et tout ça. Et ils cachent cette fille par crainte que nous ne la fassions disparaître.

Richard était revenu avec mes vêtements. Je m’habillai en hâte pour cette visite très cérémoniale et l’envoyai chercher mon manteau de cheval – ma Stutz Bearcat était un cabriolet et les routes étaient boueuses –, mes lunettes et mes gants en lui ordonnant une fois de plus de se dépêcher.

— Mais tu ne peux pas aller là-bas ! répéta Mary Beth.

— Si elle est ma petite-fille, je vais la chercher.

Je me ruai vers la porte d’entrée. Je me sentais en pleine forme, à part un détail que j’étais le seul à connaître : j’étais incapable de contrôler mon pied gauche. Il refusait de se cambrer et de se lever correctement, de sorte que je traînais un peu la jambe. Mais elles ne remarquèrent rien. La mort venait de me donner un premier avertissement. Elle allait bien finir par arriver. Mais je me dis que je pouvais vivre encore une vingtaine d’années avec cette légère infirmité.

Je descendis le perron. Lorsque les domestiques m’eurent aidé à monter dans ma voiture, Stella sauta sur mes genoux et faillit à la fois me castrer et me tuer. Carlotta sortit à ce moment-là de l’ombre des chênes.

— Tu vas l’aider ? me demanda-t-elle.

— Bien sûr, répondis-je. Je vais la sortir de là. Quelle chose épouvantable ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?

— Je ne sais pas, dit-elle d’un air affligé, la tête basse. Elle a vu des choses vraiment affreuses.

— Tu n’écoutes pas les gens qu’il faut, dis-je. Richard, on y va !

Nous étions partis. Richard remonta Saint Charles Avenue à toute allure en faisant gicler boue et gravillons, puis prit maladroitement le virage à droite, à l’angle de Saint Charles et d’Amelia.

— Il faut que je voie moi-même cette enfant enfermée dans la mansarde, marmonnai-je, fou de colère. Et je vais étrangler Cortland de mes propres mains la prochaine fois qu’il osera se montrer.

Stella m’aida à descendre de voiture et commença à sauter sur place d’excitation. C’était l’une de ses manifestations de joie les plus charmantes ou les plus irritantes, selon l’état d’esprit dans lequel on se trouvait à ce moment-là.

— Regarde, Julien chéri ! s’écria-t-elle en me montrant la fenêtre de la mansarde. Vous connaissez certainement cette maison, Michael, elle est aussi solide que celle de First Street.

Je regardai vers la fenêtre que Stella me montrait du doigt.

C’était une double lucarne, au centre même de la façade. J’eus l’impression de sentir le pouls de la fille qui m’observait à travers le carreau. Le reflet d’un visage blafard, une mèche de cheveux, puis plus rien. Juste le soleil se réfléchissant dans la vitre.

— C’est elle, la pauvre petite, pauvre Rapunzel, s’exclama Stella en faisant de grands signes vers la fenêtre vide. Évie, nous sommes venus te sauver.

Firent alors irruption en haut du perron Tobias et son fils Oliver, le plus jeune frère de Walker, une sorte de fou furieux.

— Pourquoi avez-vous enfermé cette enfant dans la mansarde ? attaquai-je. Et est-elle la fille de Cortland ou est-ce un mensonge que vous avez inventé pour semer le trouble dans ma famille ?

— Espèce de fieffé gredin ! hurla Tobias en s’élançant vers moi, manquant de peu de perdre l’équilibre en haut des marches. Je ne te conseille pas de t’approcher de ma porte. Fiche le camp de chez moi, fils de Satan ! Oui, c’est Cortland qui a détruit ma Barbara Ann. Elle est morte dans mes bras. C’est la faute de Cortland, c’est son œuvre. Cette enfant est une sorcière comme tu n’en verras jamais d’autre. Et tant que j’aurai un souffle de vie, elle n’engendrera jamais une autre sorcière, comme tu l’as fait et d’autres avant toi.

C’en était trop. Je grimpai les marches et les deux vieux fous se ruèrent sur moi.

Je m’arrêtai et dis en élevant la voix :

— Viens, mon Lasher. Libère-moi le passage.

Les deux hommes reculèrent d’effroi. Stella hoqueta d’étonnement. Le vent s’éleva alors, comme toujours quand j’en avais besoin, quand ma vieille âme blessée et ma fierté en avaient besoin, mais, aussi, quand je ne m’y attendais pas. Il s’abattit en rafale sur le jardin, s’engouffra sous le porche et enfonça la porte.

— Merci, esprit, murmurai-je. Merci de m’avoir sauvé la face.

Je t’aime, Julien. Mais je veux que tu quittes cette maison et ceux qui s’y trouvent.

— Ça, c’est impossible, répondis-je.

J’entrai dans le long couloir sombre et froid qui ouvrait sur deux rangées de portes. Stella trottait à côté de moi. Les vieillards m’emboîtèrent le pas en criant pour attirer l’attention des femmes. Des Mayfair affluèrent de tous côtés. On aurait dit une espèce de basse-cour piaillante et caquetante. Dans mon dos, le vent fouettait les chênes. Devant moi, le sol du couloir était jonché d’un tapis de feuilles mortes.

J’avais déjà vu certains de ces visages et je les connaissais tous d’une façon ou d’une autre. Tandis qu’ils continuaient à sortir de partout, Tobias chercha de nouveau à stopper ma progression.

— Sors de mon chemin, dis-je d’une voix impérieuse.

J’étais arrivé au pied d’un sombre escalier en chêne et commençai à le gravir.

C’était un escalier énorme qui tournait à mi-étage en formant un large palier orné d’une fenêtre en vitrail. Je m’arrêtai un instant. La lumière qui traversait les panneaux de verre jaunes et rouges me fit penser à la cathédrale et me la rappela telle que je ne l’avais jamais revue depuis que j’avais quitté l’Ecosse.

Je sentais l’esprit rassemblé autour de moi. Je repris mon ascension, à bout de souffle, jusqu’au couloir de l’étage.

— Où se trouve l’escalier de la mansarde ? interrogeai-je.

— Là, là ! cria Stella.

Elle m’entraîna jusqu’à la porte à double battant qui menait jusqu’au fond du couloir, et nous trouvâmes un escalier aux marches étroites. À son sommet se trouvait une unique porte.

— Évelyne, descends, mon enfant ! criai-je. Évelyne, descends. Je ne peux pas monter jusque là-haut. Je suis ton grand-père. Je suis venu te chercher.

Le silence tomba sur la maison. Tout le monde se pressait sans un mot à la porte du couloir : visages blêmes, bouches béantes, yeux creusés.

— Elle ne t’écoute pas, cria l’une des femmes. Elle n’écoute jamais personne.

— Elle est sourde, dit une autre.

— Et muette, dit une troisième.

— Regarde, Julien, la porte est fermée de ce côté, dit Stella. Et la clé est dans la serrure.

— Espèces de vieux fous ! criai-je.

Je fermai les yeux et concentrai toute ma volonté pour ordonner à la porte de s’ouvrir. Je ne savais pas si j’étais capable d’une pareille chose. Je sentais la présence de Lasher, sa détresse et sa confusion. Il n’aimait pas cette maison et ces Mayfair.

Ils ne sont pas des miens, ceux-là.

Avant que je ne puisse lui répondre ou le persuader d’ouvrir la porte, elle s’ouvrit toute seule ! La clé tourna dans la serrure par quelque pouvoir qui n’était pas le mien, le battant s’ouvrit en grand et un rayon de soleil éclaira la cage d’escalier poussiéreuse.

Je savais que ce n’était pas mon œuvre et Lasher n’était pas dupe non plus. Il se rassembla autour de moi comme s’il avait peur, lui aussi.

Calme-toi, esprit. Tu es très dangereux lorsque tu as peur. Tiens-toi comme il faut. Tout va bien. C’est la fille qui a ouvert la porte.

Je compris la vérité à cet instant. C’était la fille qui lui faisait peur ! Bien sûr ! Je l’assurai qu’elle ne représentait aucune menace pour des gens comme nous et le priai de m’obéir.

Le soleil éclairait les particules de poussière qui flottaient dans l’air. Apparut alors une silhouette grande et mince, une jeune fille de grande beauté et aux cheveux luisants. Ses grands yeux calmes étaient fixés sur moi. Elle semblait étonnamment grande et maigre. Peut-être était-elle même affamée.

— Descends, mon enfant, dis-je. Tu n’es plus la prisonnière de personne.

Elle comprit mes paroles et descendit silencieusement marche après marche. Je vis ses yeux bouger au-dessus de moi, puis vers ma gauche et vers ma droite, au-dessus de Stella. Elle regardait l’être visible rassemblé autour de nous. Elle voyait l’« homme », comme nous disions alors. Elle le voyait, même lorsqu’il était invisible.

En atteignant le pied de l’escalier, elle se retourna, regarda les autres et se mit à trembler. Je n’avais jamais vu une telle terreur muette ! J’attrapai sa main.

— Viens avec moi, ma chérie. Toi, et toi seule, dois décider si tu veux vivre dans une mansarde.

Je l’attirai vers moi. Elle ne me résista pas mais ne coopéra pas non plus. Elle avait l’air si étrange, si pâle, si habituée à l’obscurité. Son cou était long et fin et ses petites oreilles étaient dénuées de lobe. Je regardai ses mains et aperçus la marque des sorcières, le sixième doigt à la main gauche ! Ce qu’on m’avait dit était donc vrai. J’étais stupéfait.

Mais ils avaient vu que j’avais vu. Il y eut un grand brouhaha dans la foule. Les oncles de la jeune fille, Ragnar et Félix Mayfair, venaient d’arriver. Ces jeunes gens étaient réputés pour leur suspicion envers nous. Ils tentèrent de nous bloquer le passage.

Instantanément, le vent se rassembla. Tout le monde le sentit ramper sur le plancher, glacial et fort. Il fouetta ceux qui étaient en travers de mon chemin jusqu’à ce qu’ils s’écartent. Je pris la jeune fille par la main et descendis avec elle l’escalier principal, Stella à mes côtés.

Personne n’essaya de m’arrêter lorsque je demandai à Richard de faire asseoir Évelyne dans la voiture. Je m’assis juste à côté d’elle et Stella s’installa à nouveau sur mes genoux. Lorsque j’ordonnai à Richard de démarrer, la jeune fille tourna la tête vers la maison, la fenêtre du haut et la foule hébétée rassemblée sous le porche.

 

Mary Beth nous attendait en haut des marches.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire d’elle ? me demanda-t-elle.

— Richard, dis-je. Je ne peux plus faire un pas.

— Je vais chercher les domestiques, me dit-il en partant en courant.

Il se mit à appeler en tapant dans ses mains. Stella et Évelyne descendirent de voiture et Stella me tendit les mains.

— Je te tiens. Je ne te laisserai pas tomber, mon héros.

La fille, bras ballants, me regarda puis regarda Mary-Beth, la maison, les domestiques qui accouraient.

— Qu’est-ce que tu comptes en faire ? répéta Mary Beth.

— Mon enfant, veux-tu entrer dans notre maison ? demandai-je à la frêle jeune fille.

Elle avait une ravissante bouche nacrée qui ressortait sur ses joues creuses, et ses yeux étaient gris comme un ciel d’orage.

— Tu veux entrer chez nous ? répétai-je. Quand tu seras bien en sécurité sous notre toit, tu pourras décider si tu veux passer le reste de ta vie dans une prison. Stella, si je meurs en montant l’escalier, je te charge de sauver cette fille, tu m’as compris ?

— Tu ne vas pas mourir, dit Richard, mon amant. Viens, je vais t’aider.

Mais je voyais qu’il était très inquiet pour moi.

Stella ouvrait la marche. La fille suivit, puis Richard, qui me portait littéralement, un bras autour de moi, tâchant de me faire garder le peu de dignité qu’il me restait.

Nous entrâmes enfin dans ma chambre, au troisième étage.

— Faites-la manger, dis-je. On dirait qu’elle n’a jamais eu de repas correct.

J’envoyai Stella avec Richard puis m’écroulai sur mon lit, trop exténué pour réfléchir.

Je levai les yeux et ce que je vis me remplit de désespoir : cette magnifique jeune créature qui commençait sa vie et moi qui terminais la mienne. J’étais si fatigué que j’aurais pu dire oui à la mort si cette fille n’avait pas eu besoin de moi.

— Tu me comprends ? demandai-je. Tu sais qui je suis ?

— Oui, Julien, dit-elle dans un anglais parfait. Je sais tout de toi. Ceci est ta mansarde à toi, n’est-ce pas ?

Elle jeta un regard circulaire sur les poutres, les livres, la cheminée et le fauteuil, tous mes objets précieux, mon Victrola, mes piles de disques. Elle m’adressa un doux sourire confiant.

— Mon Dieu, murmurai-je. Que vais-je faire de toi ?

 

L'heure des Sorcières
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